Logo de Turquie Européenne
Accueil > Revue de presse > Archives 2010 > 03 - Articles de mars 2010 > Le grand vizir de la nouvelle Turquie

Le grand vizir de la nouvelle Turquie

vendredi 12 mars 2010, par Laure Marchand

Depuis qu’Ahmet Davutoglu dirige sa diplomatie, la Turquie renoue avec ses voisins, tend la main à l’Europe, offre sa médiation tous azimuts, quitte à flirter avec des régimes sulfureux. Un exercice périlleux qui la replace au cœur du « grand jeu » régional

Est-il un islamiste ou un patriote qui cherche à libérer son pays de la tutelle américaine ? Un nostalgique de la puissance ottomane ou un utopiste rêvant de concilier l’Orient et l’Occident ? Ahmet Davutoglu, ministre des Affaires étrangères depuis mai 2009, est à la fois l’architecte et le maçon d’une nouvelle diplomatie qui veut imposer la Turquie sur la scène mondiale. Sautant d’une capitale à une autre à une cadence qui épuise ses collaborateurs, ce petit homme aux yeux perçants et rieurs, âgé de 50 ans, reste une énigme. Sa politique également, comme le démontre ce florilège de titres piochés dans la presse internationale : « L’ascension fulgurante de la Turquie », « Ce siècle peut-il être celui de la Turquie au Moyen-Orient ? », « L’Occident a-t-il perdu la Turquie ? »

Avant même son entrée en fonction, ce professeur de relations internationales s’activait en coulisse. D’abord comme conseiller, à partir de 2002, de celui qui allait devenir président de la République, Abdullah Gül, puis du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan. Auprès de ces deux caciques du parti islamo-conservateur (AKP), Ahmet Davutoglu a posé les jalons de sa théorie du « zéro problème avec nos voisins ». Un virage radical pour un pays dont les relations régionales se sont longtemps résumées à « un problème avec chaque voisin ». Sept ans plus tard, son palmarès est éloquent. Accords signés avec l’Irak et sa région du Kurdistan que la Turquie menaçait encore récemment d’interventions militaires. Lune de miel avec la Syrie, alors que les deux pays étaient au bord du conflit armé il y a dix ans. Rapprochement avec l’Arménie, négocié secrètement, même si l’élan réconciliateur marque le pas depuis la signature d’un accord historique en octobre. « I l a apporté une méthode faite de rigueur et une vision stratégique », estime Mehmet Dülger, ancien président de la commission des Affaires étrangères du Parlement. Son objectif : « La Turquie doit garantir sa propre sécurité en s’engageant dans un rôle plus actif et plus] constructif afin d’instaurer l’ordre, la stabilité et la sécurité dans ses environs. »

Pendant la guerre froide, la fonction de la Turquie était réduite à un poste de sentinelle aux confins du bloc de l’Ouest. Ahmet Davutoglu regarde aussi vers l’Est. D’autant qu’aujourd’hui il y a une place de leader régional à prendre. Tout en martelant que « l’Otan et l’Union européenne sont les piliers les plus importants » de son pays, Ahmet Davutoglu ne se contente plus du seul axe occidental et définit les priorités en fonction des intérêts énergétiques et commerciaux turcs. L’approvisionnement en gaz est ainsi au cœur du rapprochement avec la Russie ou l’Iran. « La présence et les idées de Davutoglu coïncident avec les bouleversements politiques et économiques du Moyen-Orient », décrypte l’éditorialiste Sami Kohen, qui ausculte la politique étrangère depuis un demi-siècle.

Pour vendre les atouts de son pays, le chef de la diplomatie, incollable sur les écoles présocratiques, fin connaisseur des religions du Livre et des philosophies orientales, possède une facilité déconcertante à jongler avec les références de ses interlocuteurs. A Ankara, devant les ambassadeurs des Vingt-Sept, il s’affiche en « Européen » qui partage « un continent commun, une histoire commune et un futur commun » avec l’Union européenne. Quand, pour sortir du bourbier afghan, il milite pour l’intégration d’une partie des talibans dans le jeu politique, il présente son pays comme le médiateur le mieux placé, et met en avant les liens tissés entre Turcs et Afghans depuis le Xe siècle. « Il fascine tout le monde, relate un diplomate européen. C’est une mécanique bien huilée, avec une pensée extrêmement structurée et une capacité de synthèse remarquable. » A ceux qui jugent son grand écart intenable, il répond que « la Turquie peut être européenne en Europe et orientale en Orient parce que nous sommes les deux. »

Cette approche multiculturelle est le produit d’un milieu social conservateur et d’une éducation à l’occidentale. Enfant, il ne montre aucune disposition pour reprendre le petit commerce paternel de textile. Mais « sa flexibilité avec ses interlocuteurs vient de là, estime un de ses amis. Il a une souplesse que ne possèdent pas les bureaucrates traditionnels », pour lesquels il n’a que mépris. Lecture du Coran dans une famille religieuse originaire de Konya en Anatolie, étude de Kant au Lycée allemand d’Istanbul, un doctorat à l’Université anglophone du Bosphore, apprentissage de l’arabe au Caire, enseignement à l’Université islamique en Malaisie…, sa formation intellectuelle se nourrit de toutes les influences. A ses étudiants turcs, il faisait lire Machiavel mais aussi Ibn Khaldoun, philosophe musulman du XIVe siècle. Et après les avoir tenus en haleine six heures d’affilée, il les emmenait jouer au foot. Un dérivatif au « grand jeu » mondial. « Il nous a appris à adopter une approche multilatérale, à trouver les connexions entre l’Est et l’Ouest, à ne pas avoir un regard européo-centré », explique Selcen Oner, une ancienne élève.

Le chef de la diplomatie avance ses pions sur l’échiquier international. La Turquie a été élue au Conseil de Sécurité de l’ONU. Elle y occupe un siège non permanent. Membre observateur de l’Union africaine, elle préside également depuis janvier l’assemblée du Conseil de l’Europe. Ce scénario de reconquête, Ahmet Davutoglu l’a écrit il y a dix ans dans « la Profondeur stratégique », une somme de 600 pages. Il y défend la puissance de la Turquie en s’appuyant sur sa position géostratégique unique au carrefour de plusieurs civilisations et sur un héritage impérial trop longtemps négligé. Son œuvre, à laquelle il consacrait ses jours et ses nuits, a failli disparaître dans le tremblement de terre meurtrier de 1999. Malgré les risques de répliques, Davutoglu s’est précipité dans sa maison d’un modeste quartier d’Istanbul pour récupérer sa disquette d’ordinateur. L’anecdote en dit long sur sa détermination. L’homme s’intéresse davantage aux débats d’idées qu’aux intrigues de pouvoir. En 2003, il avait décliné le poste des Affaires étrangères, lui préférant sa chaire universitaire.

L’obsession de la paix

Sa doctrine remet au goût du jour la pax ottomana, quand l’ordre ottoman régnait de Sarajevo à Bagdad. Le « Kissinger turc », ainsi que l’a présenté un ambassadeur américain, rode son soft power dès qu’une occasion de médiation se présente. La Turquie cherche à déminer les relations entre la Bosnie et la Serbie, travaille à rapprocher sunnites et chiites irakiens, a été sollicitée par le Yémen pour assurer la liaison avec les rebelles chiites… Mais l’obsession de Davutoglu, c’est la paix au Proche-Orient. En 2008, la Syrie et Israël confirment qu’ils sont engagés dans des négociations indirectes concernant le plateau du Golan par l’entremise des Turcs. C’est lui qui fait la navette entre les deux délégations cloîtrées dans des hôtels à Istanbul. Il n’a pas ménagé ses efforts pour convaincre les deux Etats. Alors qu’il est conseiller d’Erdogan, il se rend quarante-cinq fois à Damas, en dépit de l’opposition de l’administration Bush qui cherchait à maintenir l’isolement de la Syrie. Bachar al-Assad caresse l’espoir de récupérer le Golan, perdu par son père en 1967.

Ahmet Davutoglu comprend qu’il a une carte à jouer. La ministre israélienne des Affaires étrangères, Tzipi Livni, qui n’obtient aucune avancée dans les négociations avec les Palestiniens, finit par écouter les plans de l’émissaire turc : la paix avec Bachar permettrait d’éloigner la Syrie de Téhéran. Le déclenchement de l’opération Plomb durci à Gaza met fin aux pourparlers et altère les liens entre Jérusalem et Ankara. Malgré des rapports devenus chaotiques avec Israël, le chef de la diplomatie turque déclarait en janvier qu’il était prêt à reprendre du service. Les modérés du gouvernement israélien, Ehoud Barak en tête, maintiennent le canal ouvert. Le ministre turc, lui, attend son heure.
Mais le flirt de l’AKP avec les régimes sulfureux de la région sème le trouble. La Turquie, tout en redoutant un Iran doté de l’arme atomique, s’oppose à un renforcement des sanctions internationales contre son voisin. C’est aussi Davutoglu qui avait invité le leader du Hamas, Khaled Mechaal, à Ankara en 2006. « I l est vrai que l’AKP montre des sympathies pour les mouvements radicaux, estime un connaisseur des rouages de la politique étrangère. Mais Davutoglu se voit en pionnier. Il croit qu’il ne faut pas isoler les éléments les plus extrémistes, il suit la même conduite qu’avec la Syrie. »

L’extrême discrétion du ministre sur sa vie privée nourrit les accusations de ses adversaires de mener une politique « néo-ottomane » dictée par une vision idéologique fondée sur la religion et la nostalgie impériale. En petit comité, il se définit comme « musulman, turc et libéral ». Cet homme qui ne rate jamais la prière du vendredi, marié à une obstétricienne strictement voilée, fraie dès les années 1980 avec les islamistes de l’époque. Ahmet Davutoglu se concentre alors sur la formation d’une élite musulmane capable de rivaliser avec l’aristocratie kémaliste et laïque. Il crée la Fondation de la Science et des Arts, sorte d’université libre, avec le financement d’Ulker, géant de l’agroalimentaire, proche du courant islamiste du Milli Görüs. Toujours courtois, Davutoglu laisse à Erdogan les déclarations coup de poing. C’est le Premier ministre qui qualifie Ahmadinejad d’« ami », qui soutient le Soudanais Al-Bachir en arguant qu’« un musulman ne peut pas commettre de génocide », ou qui mène le bras de fer médiatique contre Israël. Mais en septembre le ministre des Affaires étrangères a annulé une visite dans l’Etat juif car il n’était pas autorisé à se rendre dans la bande de Gaza.

La Turquie peut-elle poursuivre de front ses ambitions européennes et régionales ? « Davutoglu s’imagine en porte-voix des musulmans en Europe, critique un diplomate européen. C’est difficilement conciliable avec l’état d’esprit actuel au sein de l’UE. » L’intéressé répète qu’une Turquie influente ne sera pas « un fardeau » mais « un atout » pour l’Union. Le chef de la diplomatie pêche-t-il par excès de « confiance », son maître mot ? « Sur le dossier iranien, il se surestime, jauge Joost Lagendijk, ancien président de la commission UE-Turquie du Parlement européen. Mais pour lui, une Turquie forte dans la région est le seul moyen de convaincre l’UE d’accepter son adhésion. Et c’est aussi une compensation : les Turcs ne veulent pas être les mendiants de l’Europe. »

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Sources

Source : Le Nouvel Observateur, 4-10 mars 2010

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0