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Itinéraire en Turquie chrétienne 1/2

lundi 8 février 2010, par Sébastien de Courtois

La Turquie est un pays où il faut revenir sans cesse. Les époques archéologiques et humaines s’y superposent à ciel ouvert. Surtout on peut y voyager en paix. Le pèlerin y trouvera les plus beaux sites chrétiens hors de Terre Sainte, et le curieux d’églises, de monastères et de lieux enchantés pourra assouvir sa soif de connaissance. Une vie ne suffirait pas pour embrasser l’Asie mineure et sa géographie. Avant d’être Turque, elle était le territoire des Byzantins, Arméniens, Georgiens et de clans araméens dans ses confins les plus reculés. Jadis, nous aurions croisé le destin d’empereurs romains, persans et parthes, en campagne, de marchands phéniciens, juifs, assyriens et même égyptiens, de prêtres hittites ou de roitelets ourartes occupés à guerroyer au pied du mont Ararat. Impossible de dresser un panorama exhaustif de cette large composition orientale. De ces anciens royaumes, il ne reste rien, sinon des monceaux de pierres assemblés comme des cathédrales de sable : ce sont les basiliques d’Ani, la forteresse de Van ou encore le temple d’Artémis à Éphèse. Au tournant du XIe siècle, des tribus chamanistes arrivent des steppes et bousculent l’ordre établi. Les armées turques écrasent l’armée byzantine en 1071 à la bataille de Manzikert (au nord du lac de Van), véritable acte de naissance de la Turquie moderne. Le basileus déchu est envoyé en exil sur l’un des rochers des îles aux Princes, dans la mer de Marmara. Turcomans et Seldjoukides déboulent en Anatolie orientale, se sédentarisent, et bâtissent de belles mosquées, medersas et tekke pour les derviches. L’art et la culture viennent d’Iran ; le tempérament est celui des déserts brûlants de l’Asie centrale. « Le nomade s’enracine et se laisse domestiquer parfois par les sédentaires de la Méditerranée », écrit Fernand Braudel.

Les Turcs deviennent donc des méditerranéens. À la fin du XIIe siècle, les Croisés appellent déjà ces contrées Turchia, tandis que les Turcs nomment leur propre territoire Rum, venant de « Rome ». Les sultans Ottomans vont continuer l’islamisation du pays, jusqu’à l’effondrement de l’empire byzantin. « Ce qui s’est passé le 29 mai 1453 correspond pour les Occidentaux à la Chute de Constantinople, et à la Conquête d’Istanbul pour les Orientaux. La « Chute » ou la « Conquête » en bref », écrit Orhan Pamuk. Cela dépend du côté où l’on se place. La date anniversaire de cet événement n’est commémorée en Turquie que depuis 1953, cinq siècle après. Chaque année, les feux d’artifices éclairent le ciel saint d’Eyyüp au fond de la Corne d’Or. Le Conquérant lui-même, Mehmet II, se prit un temps pour un empereur romain, comme il arriva plusieurs fois à ses descendants d’utiliser « Constantinople » pour dire « Istanbul », la cité universelle, la ville d’entre toutes les villes. L’islam turc conservera toujours la souplesse d’un cuir bien tanné. Il s’est frotté pendant des siècles au christianisme, lui empruntant rituels et architecture. Dans le nord-est de Cappadoce, des Turcs sont même devenus chrétiens au contact des byzantins : les Karamanites. Ils ont été l’objet d’une récupération en 1923, pour un éphémère patriarcat turc orthodoxe suscité pour diviser le patriarcat œcuménique. Surtout, les Turcs ont adapté leur islam à un socle de croyances locales inspirées de l’animisme et de pratiques chamanistes apportées par le vent des steppes. Cette opposition s’entretiendra longtemps entre l’islam traditionnel des villes et celui des campagnes, fortement teinté de croyances populaires . Ces formes de spiritualité – non orthodoxe – subsistent jusqu’à nos jours dans les cérémonies alevis notamment (un quart de la population turque actuelle). Un sunnite religieux y perdrait son Coran ! Si le territoire de la Turquie est incontournable pour l’histoire du christianisme, il l’est tout autant pour celle de l’islam. Mais c’est un autre sujet. De fait, les Ottomans instaurent ce que j’appelle un principe de « bienveillance intéressée » par le système des millets, inspiré des dispositions traditionnelles de l’islam envers les religions du Livre. Chrétiens et Juifs peuvent conserver leur religion et leur autonomie, à condition qu’ils payent un impôt et qu’ils n’oublient pas leur condition d’assujettis. Ce dernier point est important pour comprendre les drames de la fin du XIXe siècle (les premiers massacres de Diyarbékir en 1895 notamment). La situation démographique trouvée par les Ottomans à la fin du XVe siècle – en Asie mineure – demeure à peu près constante jusqu’en 1915. Elle s’améliore même dans certains vilayets, comme celui de Smyrne à partir de 1850, dont l’essor économique, motivé par des sociétés européennes, attire de nombreux Grecs des îles et de Grèce continentale. Les mêmes seront contraints de repartir en 1923, ainsi que des populations grecques orthodoxes plus anciennes (parfois devenues turcophones). Aussi, des « Turcs » musulmans (de Crète notamment et ne parlant souvent que grec !) viendront occuper les villages abandonnés d’Anatolie… On trouve leurs descendants au sud-est d’Aksaray, à Güzelyurt, où les héritiers de chaque communauté se retrouvent en été pour célébrer leurs racines communes dans l’église de saint Grégoire, devenue mosquée (l’iconostase à été simplement retourné contre le mur pour servir de mihrab).

Des vagabonds célestes

Le séjour en Turquie est une pathologie récurrente pour les écrivains et chercheurs. Certains aficionados de l’Asie mineure s’y créant même de véritables sanctuaires. Sans compter les passionnés d’Istanbul, de Théophile Gauthier à Pierre Loti en passant par Gérard de Nerval, je pense à Jacques Lacarrière, envoûté par la poésie de Yunus Emre et le semâ des confréries soufiques. D’autres ont fuit les hommes à la recherche d’églises en ruine et de sentiers abandonnés. Gertrude Bell, jeune femme intrépide au teint pâle, en fut. Avant la Première guerre mondiale, elle photographia, du plateau anatolien aux contreforts de haute Mésopotamie, des centaines de monuments épuisés. Ses photos et descriptions restent une source inépuisable pour l’histoire de l’art et l’archéologie. Je compte aussi les nombreux missionnaires de toutes obédiences : le dominicain Jacques Rhétoré qui enchanta par le récit de ses aventures périlleuses entre Tigre et Grand Zab les généreuses donatrices du Faubourg Saint-Germain ; les Anglicans avec le docteur Asahel Grant qui se frotta aux montagnards nestoriens du Hakkâri et Oswald Parry lors de son long séjour à Mardin, au couvent patriarcal syriaque de Deir al-Zaafaran . Plus près de nous, il faut s’arrêter sur les travaux de l’abbé Jules Leroy qui, dans les années cinquante, alors que le pays sortait d’un long isolement, témoigne sur le terrain de l’état de nombreux monuments chrétiens en Turquie. Comment aussi ne pas évoquer ce marcheur invétéré, T. A. Sinclair, qui publia quatre épais volumes sur ses pérégrinations archéologiques dans l’Est du pays . De la mer Noire à l’Euphrate, il décrit la moindre pierre posée, le moindre chemin creux, le plus petit ermitage où des moines sont passés avant lui. Ceux qui connaissent ses livres constituent une confrérie de doux allumés. Enfin, il faut mentionner Jean-Michel et Nicole Thierry qui crapahutent dans l’ancienne Arménie comme d’autres vont en week-end à Venise. Je ne suis pas insensible pour ma part à la singularité du vieux pays syriaque de Tur Abdin, la « Montagne des serviteurs de Dieu ». Tous ces regards sont nécessaires pour comprendre la richesse de cet immense patrimoine : monuments, mausolées, inscriptions, fresques et manuscrits. Hors de Terre sainte, c’est en Asie mineure que le christianisme trouva l’impulsion nécessaire à son destin.

Loin du dôme majestueux de Sainte-Sophie et des rives du Bosphore, le mieux est de commencer à Antakya. L’ancienne Antioche est délaissée alors qu’elle mérite largement le détour. Les Actes des apôtres y mentionnent pour la première fois l’appellation de « chrétiens » pour désigner les disciples de Jésus de Nazareth, les sectateurs de Chrestos, l’oint, le messie (Actes 11, 19-26). Paul impose à Pierre la non circoncision des convertis. Dans la vieille ville arabe, la domus ecclesia des pères capucins se trouve dans le même quartier que celui de l’ancienne synagogue. Le père Domenico, présent en Turquie depuis 1966, se plait à croire qu’elle repose peut-être sous la belle maison qu’un riche chrétien lui a légué pour y accueillir une salle de prière et un gîte (fort élégant) pour les pèlerins. À la messe du dimanche, s’y presse une foule orientale rattachée à Rome : syriaques, chaldéens, Grecs et Arméniens. L’autre église, celle d’Haghios Petros Paulos, rassemble la communauté des orthodoxes fidèles au rite byzantin. Après l’annexion de la province par la Turquie en 1938 (le sandjak d’Alexandrette était compris dans le mandat français en Syrie), beaucoup d’Arméniens et de Grecs partirent, le plus souvent vers Alep et Beyrouth. Les arabophones furent assimilés. Hors de la cité, sur l’ancienne route d’Alep, c’est la grotte de Pierre que nous visitons. La tradition en fait le lieu de rassemblement des chrétiens de la ville après avoir été chassés de la synagogue. Un sol de mosaïque paléochrétien montre une occupation fort ancienne. La façade dentelée date du temps des Croisés. Antioche garde longtemps une place centrale dans l’orient chrétien. Dès 268 se tient en ville un concile réunissant 80 évêques, venus de toutes les parties de Syrie, de Palestine et d’Asie mineure. Siège patriarcal, le concile de Constantinople de 381 lui accorde la seconde place après Rome. Honneur qu’elle conservera jusqu’à la réunion de Chalcédoine, en 451. De nos jours, le titre du patriarcat d’Antioche est partagé par plusieurs Églises orientales, dont celle des Syriaques orthodoxes. À la fin du IVe siècle, Jean Chrysostome considère que la ville est presque entièrement acquise au christianisme. L’incendie du temple d’Apollon à Daphné quelques décennies auparavant avait provoqué la colère de Julien l’Apostat. Le christianisme antiochien entre dans son âge d’or, ce que l’on appela « l’école d’Antioche » réunit une série d’exégètes d’importance : Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste. Ils s’opposeront à Alexandrie, puis Constantinople.

Lors de son premier voyage, Paul, venant de Jérusalem, quitte Antioche par la mer et accoste à Atalie, l’actuelle Antalya. De là, il parcourt la région de Konya. Lors du second périple, il traverse cette fois-ci la Cilicie jusqu’à Tarse, sa ville natale, remonte le Taurus et débouche en Anatolie où il prêche devant les Gaulois Tectosages d’Ankara. Il traverse l’Égée au détroit des Dardanelles. Son dernier itinéraire lui permet de parcourir la Cappadoce, le « pays des beaux chevaux » suivant sa signification persane, katpatuka. Il s’attarde peu en Galatie cette fois-ci et fonce vers l’ancienne Phrygie. À Hiérapolis, il s’arrête peut-être près du temple de Cybèle, la mère des Dieux, déesse matronale et nourricière, où Philippe avait fondé une première Église. Sur le site actuel de Pamukkale, célèbre pour ses concrétions calcaires et ses bains chauds, il reste le prestigieux martyrium de l’apôtre, un bel octogone datant de la fin du IVe siècle. Paul arrive enfin à Éphèse, la grande cité commerciale, où il prêche durant trois années, de l’an 53 à 57. À son époque, la cité est encore en chantier autour du mont Koressos. Il y rédige une bonne partie de ses épîtres à l’attention des Gentils. Trois inscriptions mentionnent son nom dans une grotte située à proximité de la nécropole de la ville antique. Sur des décors peints, une couche d’enduit datant du VIe siècle montre un homme à la barbe bifide, vêtu du pallium, un codex à la main, et levant l’index. Une inscription grecque mentionne « de Paul ». Après avoir triomphé du culte d’Artémis, un concile proclame en 431, Marie Theotokos, Mère de Dieu. Près de l’ancien port, des archéologues autrichiens ont mis à jour les restes d’une basilique, remontant peut-être au Ve siècle, dédiée à la « toute sainte et glorieuse Mère de Dieu et toujours Vierge Marie ». Non loin de la cité antique, à Selçuk aujourd’hui, une tradition du IIe ou IIIe siècle situe la tombe de Jean sur une colline de la ville. Justinien en fit un des plus grand sanctuaire de la chrétienté. Partout où il passe en Asie mineure, Paul constate la vigueur des premières communautés. Les vieilles cités gréco-romaines ont permis au christianisme de fourbir ses arguments, d’affiner sa pensée aux discours des rhéteurs de l’hellénisme.
Vers la mer Noire et le Caucase des pèlerins iront propager la Bonne nouvelle. Le christianisme arrive très tôt en Arménie (l’Est de la Turquie), porté de Cappadoce et de Mésopotamie en grec et en syriaque. C’est à Kayseri, l’ancienne Césarée, « la métropole de l’éloquence », que l’évêque de la ville sacre Grégoire l’Illuminateur. Basile le Grand y converti les sectateurs de Cybèle et de Mâ, une déesse combattante, ainsi qu’une multitude de divinités venues de l’Est, Amon et Sérapis, ainsi que « des mystérieux dieux arméniens des confins de l’Euphrate » écrit-il. Les Byzantins ont consolidé ces implantations avec des évêchés, jusque dans la région de Trébizonde, ville qui ne tomba qu’en 1461. Au nord de Kars et d’Artvin, le Moyen Âge Georgien voit fleurir de magnifiques cathédrales. À l’Est, avant la frontière de l’Araxe, la cité d’Ani impressionne encore par la majesté de ses monuments dont des pans entiers sont sur le point de s’effondrer. Vers la Syrie et l’Irak outre les tribus nestoriennes et chaldéennes délogées du Hakkâri, nous trouvons l’implantation syriaque de Tur Abdin. Autour de Mardin, Diyarbékir et Midyat, des monastères très anciens montent la garde sur l’ancien limes romain. La chrétienté issue d’Édesse – Sanlıurfa aujourd’hui –, là où le petit roi Abgar accepta de croire en Jésus de son vivant, a essaimé une riche spiritualité avec Ephrem pour docteur et poète. L’archevêque de Mardin et celui de Tur Abdin gouvernent encore les âmes de quelques centaines de chrétiens, les derniers de Turquie orientale. À la frontière syrienne, la petite église de Mar Yakub, élevée en 359 ap. J.-C., serait la plus ancienne église bâtie du Proche-Orient…

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Sources

Source : Les cahiers de l’Orient

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