Par Sylvie Arsever
Balade aux mille senteurs dans les marchés de la cité du Bosphore
Toute la ville ressemble à un marché. Les vendeurs de parapluies surgissent du trottoir aux premières gouttes, chaque passage sous-voie est bordé d’échoppes et chaque débarcadère de vendeurs au déballage de jouets électriques, brosses à récurer ou fleurs de plastique. On trouve partout quelque chose à manger – petits pains, sucreries, pommes, moules farcies – et il suffit de monter dix minutes sur un bateau pour y consommer un verre de thé ou de sahlep – une boisson parfumée à la cannelle dont l’apparition marque, pour les Stambouliotes, l’arrivée de l’hiver.
Si les vendeurs ambulants de fruits et légumes ont pratiquement disparu des quartiers d’habitation avec les paniers suspendus par une ficelle aux fenêtres dans lesquels ils effectuaient leurs transactions avec leurs clientes cloîtrées, il y retentit encore souvent le cri d’un marchand – livreur de bouteilles de gaz ou eskici, acheteur de vieux, qui fait potage de tout, pattes usagées et journaux de l’avant-veille y compris.
Cuivres martelés, faïences multicolores, tapis...
Le cœur de la ville, de la mosquée de Bajazet (Beyazıt) au pont de Galata, est un marché. On y commerçait déjà depuis des siècles lorsque Mehmet II, après avoir pris la ville, a édifié sur une partie de la rue du Long marché (Uzun çarşı) un ensemble d’étals couvert destiné à se développer dans la construction complexe connue aujourd’hui sous le nom de Grand Bazar (Kapalı Çar şı).
Lieu de tous les émerveillements pour les voyageurs européens des siècles passés, le Grand Bazar reste aujourd’hui un passage obligé même si on n’y trouve plus les parfums où ils discernaient les effluves du harem et si les armes et les étoffes anciennes ont été remplacées par des avalanches de cuivres martelés, de faïences multicolores et de pashminas fabriqués à la chaîne au Pakistan ou dans les républiques turcophones d’Asie centrale. Restent les tapis – très beaux, chers et, quand ils le sont moins, de plus en plus souvent originaires, eux aussi, du Pakistan –, les ors rouges et rutilants des bijoutiers et le bedesten central ( İç Bedesten), le marché au cœur du marché, où se pressent, dans des boutiques pas plus larges que deux fois la porte d’entrée, les marchands de bijoux anciens, de monnaies, de porte-cigarettes et de chapelets d’ambre, d’écaille ou d’ivoire, d’estampes et de copies hors de prix de faïences anciennes.
Livres, chaussures, sacs, foulards, bijoux...
Mais pour qui est prêt à en prendre le temps, c’est en se frayant un chemin dans la foule serrée des rues environnantes qu’il est possible de faire les découvertes les plus intéressantes. Le marché aux livres, qui se tient à côté de la mosquée de Bajazet, est désormais un classique. Naguère foire bouquiniste, où l’on retrouvait les éditions anciennes de la Comtesse de Ségur du pensionnat de Sainte Pulchérie, il est aujourd’hui aux mains de vendeurs de livres pieux et d’ouvrages d’art, rehaussés de quelques chats.
Tout autour du bazar se tient un autre bazar, chaussures, sacs, peaux, fourrures, cuivres. Mais c’est de l’autre côté de l’allée centrale occupée par les bijoutiers, près de la mosquée Nuruosmaniye, que les choses sérieuses commencent.
Dans l’entrelacs de rues commerçantes aux pavés inégaux qui finit toujours par vous perdre, les chalands circulent en rangs déterminés entre les échoppes de vêtements islamiquement conformes, de foulards et de chaussures. C’est, jusqu’au Marché égyptien, quelques centaines de mètres plus bas, le quartier des grossistes – qui dédaignent si peu le détail qu’ils hèlent activement les passantes du seuil de leurs boutiques où pendent des jupes à fleurs, des gilets de tricot ou des écharpes multicolores.
Drapiers et orfèvres
C’est aussi le quartier des hans, ou caravansérails, ces cours carrées bordées de boutiques et d’arcades où les marchands de gros – déjà – venus d’Asie prenaient leurs quartiers pendant leur séjour dans la ville. Certains peuvent être repérés relativement facilement par leur porte monumentale, d’autres se cachent derrière une simple entrée d’immeuble. Ils racontent, à leur manière, l’histoire commerciale du quartier : le han des fabriquants de molleton (Çuhaci han), tout près du Sandal bedesten, où les captifs des conquêtes ottomanes étaient vendus aux enchères, est occupé par d’élégantes boutiques d’orfèvres, celui des marchands de feutre (Kalcilar han) par les magasins d’argenterie.
Piments, hennés, thés, parfums et loukoums
Le han des fourreurs, Kürkçü han, le plus ancien, a été conquis par les femmes, venues acheter du fil, des napperons ou des vêtements d’enfants. Le grand han (Büyük yeni han) et celui de la Mère Sultane (Valide han) édifiés le premier au XVIIIe siècle et le second au XVIIe, sont quasi désaffectés. On peut donc en arpenter les couloirs vides, voire monter sur le toit du second admirer la vue à 360 degrés sur la mosquée de Soliman (Süleymaniye), Pera, le Bosphore et la côte asiatique. L’escalier qui y conduit à partir du deuxième étage est fermé mais un ancien ouvrier du han y guette les touristes pour leur faire la visite.
Plus bas, les achalandages se font plus colorés : passementerie, bordures de perles et de dentelles, costumes d’apparat, rideaux de velours et de mousseline, verrerie, casseroles. C’est au milieu de ces dernières qu’on pénètre dans le Marché égyptien (Mısır Çarşı), voué aux épices et désormais aussi à l’agrément des touristes. Les marchands de piments pilés, de hennés, de thés, de parfums et de loukoums ont souvent aussi du caviar, venu d’Iran par des voies plus ou moins orthodoxes. Et l’on peut encore, si on ne l’a pas fait plus haut, se laisser tenter par un châle, un coussin tissé ou un bracelet.
Oiseaux, bois et métal
Pour qui veut faire les choses à fond (et cela en vaut la peine), la visite n’est pas terminée. Il faut encore faire un tour au marché aux oiseaux, aux graines et aux plantes, installé entre le marché égyptien et la mosquée nouvelle (Yeni Cami), en face. Et à l’opposé, aller découvrir celle, plus petite et un vrai joyau, de Rüstem Paşa, juchée au premier étage sur les boutiques d’objets de bois – de la cuiller au berceau en passant par le rideau de perles et la palette à enfourner le pain – et en métal – des casseroles aux théières anciennes en passant par les poêles à bois et les grills ornementés destinés aux marchands de kebabs et de kokoreç, ces tresses d’intestins d’agneau aux épices qui enthousiasment les amateurs et rebutent tous les autres.
Poissons, fromage, sucreries
C’est là, à Eminönü, que s’est longtemps tenu le principal marché aux poissons. Il n’en reste aujourd’hui que quelques stands entre fromages, sucreries et charcuteries. Le plus connu (Balık Pazar) est sur l’autre rive de la Corne d’or, au sommet de la colline de Pera. Ce n’est pas le plus grand – il y a mieux, notamment, à Karaköy ou Be ş ikta ş . Mais on y passera presque forcément si on va traîner à Beyoglu, la grande artère commerçante du vieux quartier européen et c’est l’occasion de visiter deux autres mini-marchés auxquels il donne accès : le passage de l’Europe (Avrupa Pasajı), réalisé en 1871 sur le modèle du passage Choiseul à Paris et agrémenté de statues et de lampadaires de bronze et le Asli Han, l’ancien passage Crespin, peuplé de vieux bouquins et de silence bienvenu.
Antiquités
C’est aussi à partir de Pera qu’on peut accéder aux boutiques d’antiquaires de Çukurcuma, en contrebas. On y croisera une jolie petite mosquée due au grand architecte du XVIe siècle Sinan. Mais sans trop d’espoir de faire une affaire : les antiquités, bric-à-brac y compris, sont hors de prix à Istanbul.
Pour la couleur locale et si l’on n’est pas fatigué des étals et des échoppes, mieux vaut visiter l’un des grands marchés hebdomadaires, pourquoi pas le plus connu, celui de Çarşamba – mercredi – qui a donné son nom au quartier où il se tient, près de la mosquée de Mehmet le conquérant (Fatih cami). Pas grand-chose de typique à acheter mais d’admirables étalages de chaussettes pendues en bannières de couleurs alternées, de bas tressés et de dessous coquins qui ne semblent pas rebuter des clientes portant foulard serré ou voile noir quasi intégral.
C’est, en bordure de l’ancien quartier grec du Phanar , le lieu où se regroupent les nouveaux arrivants d’Anatolie et où prospèrent les sectes. C’est là aussi que subsistent quelques très belles églises byzantines. Celle de Pammakaristos , la plus proche, ornée de quelques superbes mosaïques, est malheureusement fermée le mercredi, de sorte qu’il faut choisir entre elle et le marché ou revenir.
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