La plupart des voyageurs se cantonnent à la partie européenne et historique de la métropole turque. Pourtant, avec ses palais posés sur le Bosphore et ses rougets grillés en terrasse, la rive asiatique mérite vraiment la traversée
Spectacle hypnotique et romanesque, les cargos, monstres de métal, s’engagent dans le détroit du Bosphore.
« Un billet pour l’Asie, s’il vous plaît ! » On a tous rêvé, un jour ou l’autre, de prononcer cette phrase mythique. Mais cette fois-ci, il faut faire vite. La corne de brume rauque mugit déjà, on a juste le temps de sauter sur le pont du vapeur au milieu de la foule des Istanbuliotes qui reviennent du travail et on fend les eaux du Bosphore entre un interminable cargo ukrainien et les coquilles de noix des pêcheurs. A peine le temps d’avaler un simit - ce petit pain rond au sésame vendu sur tous les ports turcs - et on est en Asie. On pose le pied sur le quai d’Üsküdar, à l’ombre des minarets de la mosquée Mihrimah - construite par l’architecte en chef de la cour, Sinan, pour la fille de Soliman le Magnifique - on s’installe sur l’un de ces tapis avec coussins que de petites gargotes ont disposés au bord de l’eau, on commande un thé accompagné d’une poignée de graines de tournesol et, enfin, on peut contempler la rive européenne.
Le spectacle se fait poétique
La vue est époustouflante. Toute la magnificence de Byzance, Constantinople et Istanbul réunies apparaît soudain : Sainte-Sophie, le palais de Topkapi, la Corne d’Or, la tour de Galata, la mosquée Bleue... A la tombée du jour, lorsque les premiers minarets illuminés se détachent sur un ciel bleu nuit, le spectacle se fait même poétique.
L’une des gargotes installées sur le quai d’Üsküdar, idéales pour savourer un thé en contemplant la rive européenne et les minarets de la mosquée Bleue et Sainte-Sophie.
C’est l’un des paradoxes de cette mégalopole de 12 millions d’habitants : alors que l’on n’en finit plus de célébrer la fascinante rencontre de l’Orient et de l’Occident, ce rêve des Mille et Une Nuits posé entre Europe et Asie, le voyageur a tendance à se cantonner à la rive européenne, où sont concentrés tous les vestiges du sérail et de l’art ottoman. D’ailleurs, signe qui ne trompe pas, le Guide du routard Istanbul consacre une centaine de pages au côté occidental et seulement... quatre à la partie asiatique.
Pourtant, loin des Klaxon, de la circulation frénétique, de la poussière et des cars de touristes de Taksim - attention, Istanbul est une ville épuisante - la rive d’Orient distille une atmosphère paisible, simple, boisée (on ne soupçonne pas les forêts qui bordent le Bosphore en remontant vers la mer Noire). On y croise encore tous les petits métiers d’Istanbul : vendeuses de roses coiffées de leur foulard anatolien, cireurs de chaussures affairés, vendeurs de mouchoirs en papier, le tout bercé par la mélopée entêtante - « Siiimit ! Siiimit ! » - des marchands ambulants.
Des cafés figés dans le temps
« C’est ici que vous découvrirez comment les Istanbuliotes vivent vraiment », assure Murat en servant l’une des fameuses glaces à la pistache de Moda. En s’enfonçant dans les petites ruelles de ce quartier cosmopolite posé sur la mer de Marmara, on trouve encore des cafés figés dans le temps, comme cet Aile Çay Bahçesi - littéralement « Jardin de thé familial » - une verrière un peu courbe chauffée par les braises rougeoyantes d’un antique poêle posé au centre. Dans cette ambiance empreinte de mélancolie, sur les nappes de feutre vert des tables, les clients absorbés font des mots croisés, lisent Hurryiet, écrivent ; quelques retraités disputent une partie de tric-trac en sirotant un délicieux café turc, encore préparé dans le cezve, ce petit récipient en cuivre à long manche. On est soudain replongé dans les années 1950, époque à laquelle l’écrivain voyageur Nicolas Bouvier avait fait halte ici, sur la route de l’Orient. « Dans des tavernes éclairées à l’acétylène, les portefaix et les chauffeurs, assis devant leur lait caillé, épelaient lentement le journal, lettre par lettre, faisant retentir tout le quartier d’une incantation murmurée d’une extraordinaire tristesse », écrivait-il déjà dans L’Usage du monde.
En remontant vers la mer Noire, on traverse le quartier de Kadiköy, réputé pour ses bouquinistes (sahaf), dont les rayons d’ouvrages en français stupéfieront le voyageur. Ce ne sont que gloires d’avant-guerre - Proust, Duhamel, Romain Rolland... - qui devaient faire le bonheur de riches Turcs francophiles. Un peu plus loin, à deux pas de l’immense pont suspendu qui traverse le Bosphore, on trouve le somptueux palais de Beylerbeyi, 24 pièces tout en arabesques et cristal de Bohême, où l’impératrice Eugénie, en route pour l’inauguration du canal de Suez, en 1869, fut, dit-on, giflée par le fils du sultan. Il vaut surtout par son exceptionnel quai de marbre, léché par les vagues du Bosphore. Là, méfiez-vous, vous risquez de succomber à cette affection qui touche nombre d’Istanbuliotes : la contemplation rêveuse des cargos qui remontent le détroit. Spectacle hypnotique et romanesque de ces géants orange ou bleus, parfois chargés de trains entiers, qui fendent silencieusement les eaux, suivis au printemps par des bancs de dauphins. Monstres de métal dont les cheminées se détachent sur fond de minarets. La Constantinople des sultans et l’Istanbul des marchands mêlées. « On les imagine partant d’Odessa et voguant vers Tanger ou Hambourg », soupire Didem, une « accro » de 24 ans. Parfois, l’une de ces villes flottantes, déroutée par les courants traîtres du Bosphore, vient se ficher dans un yale, l’un de ces anciens palais de bois qui surplombent les eaux. Du côté de Kandilli, on peut toujours admirer le yale de la famille franco-polonaise des Ostrogog, bâti au XVIIIe siècle, qui a notamment hébergé Pierre Loti et André Malraux. Depuis un an, signe que les choses évoluent, quelques hôtels haut de gamme ont investi ces merveilles et offrent de leurs chambres des vues magiques sur le détroit. Luxe, cargo et volupté.
On peut les apercevoir en prenant le vapeur qui remonte vers la mer Noire le long des forêts d’Anadolu Kavagi. Des forêts à Istanbul ? Oui, immenses, fraîches, vallonnées et, surtout, invisibles de Taksim ou de Topkapi. Au passage, on ne manquera pas de s’arrêter à la délicieuse petite gare maritime de Kanlica, pour déguster la spécialité des lieux, un yaourt onctueux saupoudré de sucre glace ou de miel. Un régal, après une friture de rougets ou de hamsi, ces succulents petits anchois pêchés dans la mer Noire.
« Nous, si nous allons sur la rive asiatique, c’est surtout pour trouver des points de vue incroyables sur la vieille ville depuis les collines », confie Mehmet Kisaparmak, un amoureux fou d’Istanbul. Apparemment, le khédive d’Egypte avait déjà eu la même idée, il y a un siècle, lorsqu’il a laissé construire un palais d’été blanc Art nouveau sur les hauteurs de Çubuklu, qui sert aujourd’hui de lieu de rendez-vous pour de discrets conciliabules politiques. Fontaine intérieure, colonnes de marbre, vitraux, merveilleux petit ascenseur avec sofa et salon lambrissé désormais aménagé en restaurant (sans alcool, les murs appartenant à la mairie, à tendance islamique, d’Istanbul) : une petite folie orientale, dominant les eaux argentées du Bosphore. Mais c’est de la colline toute proche de Çamlica que la vue reste la plus époustouflante : l’Istanbul historique, ses coupoles et ses palais, ses ponts et ses ports, Sainte-Sophie et la Corne d’Or, Galata et Beyoglu se laissent embrasser d’un seul regard. Enfin on comprend cette ville si secrète. Il est alors temps de sauter dans un bateau pour la vieille Europe.