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Istanbul en Europe

vendredi 9 juin 2006, par Guy Sorman

Un an, tout juste, après le Non des Français au referendum sur la Constitution européenne, mes interlocuteurs à l’Université Bilgi à Istanbul, se disent « déçus ».

Déception : c’est le terme qui revient le plus souvent dans mes entretiens en Turquie avec professeurs, étudiants, journalistes, diplomates. Dans ce Non des Français , ils savent tous que le refus de la Turquie fut un composant décisif. Que l’ensemble de la classe politique française, à l’exception remarquable de Michel Rocard ait lâché la cause turque est jugé ici comme un reniement par ces mêmes politiciens qui leur avaient depuis des dizaines d’années, multiplié les promesses favorables. Il y a bien Jacques Chirac, l’ultime pro turc, mais on lui reproche d’avoir subordonné l’adhésion turque à un referendum alors que les pays d’Europe centrale n’ont pas dû subir l’épreuve du feu toujours redoutable d’une opinion publique volatile, peu informée sur la Turquie réelle.

« En France, observe Tugrul Artunkal , un universitaire de Bilgi qui y a longtemps vécu, on nous prend pour des Arabes ».

Les arguments contre la Turquie ? Ils sont connus de tous et ne convainquent personne.

- La géographie ? Depuis longtemps, depuis la fondation de l’Etat turc au moins, elle ne dicte plus le destin politique, culturel, économique des Turcs.Ils ont clairement choisi l’Europe.

- L’islam ? La Turquie est un Etat laïc, et l’Islam turc est très distinct de l’islam arabe.

- La pauvreté ? Il suffit d’ouvrir les yeux pour constater la croissance, les chantiers, l’énergie. L’effervescence économique rappelle celle de l’Espagne des années 1960 : dans dix ans, les Turcs n’auront plus de fortes raisons d’émigrer vers l’Europe de l’Ouest.

Un non plus facile qu’un oui

À l’université Bilgi, on sait que je signais, il y a un an, un texte favorable à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. En compagnie d’Edgar Morin, d’Alain Touraine, d’Olivier Mongin et d’Alexandre Adler. Cinq, me fait-on courtoisement observer, cela ne fait pas beaucoup !

Je conviens qu’il est plus facile de dire Non à la Turquie que Oui. Le Non n’a pas à être justifié , il va presque de soi, sans argument. Mais dire Oui exige de soliloquer, de plaider la cause turque. Ce qui rappelle le statut intellectuel de l’antiaméricanisme : se dire anti -américain va « presque » de soi, n’exige pas de s’expliquer. Mais se dire anti-anti-américain sinon proaméricain (impensable) est quasiment indéfendable ou vécu comme une provocation.
Au fil du débat qui suit ma conférence sur mon ouvrage « Les enfants de Rifaa, musulmans et modernes » ( qui paraîtra en turc cet été ) , on me demandera d’expliquer pourquoi, au fonds de moi-même, suis-je favorable à cette adhésion turque ?

Ma position est des plus simples : je considère que l’Union européenne est un ensemble de valeurs humanistes et légales. Dés l’instant où les Turcs auront rejoint ces valeurs et ces normes, (de la démocratie au statut de la femme et au respect des minorités) la Turquie ne saurait être rejetée.
Si elle est rejetée, le Non à la Turquie, je l’explique donc par une panne de l’Europe : étant en ce moment incapables de nous auto- définir, nous existons en creux, par opposition à des boucs émissaires, les barbares de l’Ouest et de l’Est que seraient les Américains et les Turcs. Un double refus sans risque puisque ni les Etats- Unis, ni la Turquie ne vont agresser l’Union européenne.
J’ajoute aux raisons de mon penchant turc, les périls militaires réels qui ne peuvent jamais être écartés et qui avaient rendu la Turquie si nécessaire dans l’OTAN de la fin de la deuxième guerre à la chute de l’URSS ; si , d’aventure, la Russie, la Chine, l’Iran devaient menacer l’Europe, la Turquie de nouveau serait indispensable.

Et dans dix ans , les Européens décevront-ils de nouveau les Turcs ? Que se produirait-il alors ?
Certains à Bilgi estiment que la modernisation-occidentalisation de la Turquie, de toute manière, se poursuivra ; d’autres craignent qu’un refus européen ne provoque une vague islamiste. Dans l’attente, chacun en Turquie travaille, devrais-je dire, deux fois plus que dans l’Europe de l’Ouest. On mesure mal à l’Ouest l’énergie qui domine à l’Est : peut-être devrions-nous échapper à nos idéologies rouillées et à nos illusions de supériorité et au moins, regarder.

- Guy Sorman à Istanbul, le 2 juin.

- Le blog de Guy Sorman

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