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En Turquie, la pression s’intensifie pour réformer la justice

vendredi 17 février 2006, par Sophie Shihab

Le Monde - 17/02/2006

Les procès liés à la liberté d’expression qui se succèdent en Turquie, sous l’attention croissante d’observateurs européens, tournent progressivement à la déroute des réseaux nationalistes conservateurs qui les ont suscités. Cela devrait être encore le cas avec celui qui s’est ouvert mercredi 15 février à Ankara contre deux universitaires turcs de renom, même si le surcroît de publicité négative que ces procès ont déjà infligé à la Turquie pourrait perdurer.

Les professeurs Ibrahim Kaboglu et Baskin Oran sont accusés d’avoir « incité à la haine » - ce qui peut leur valoir jusqu’à cinq ans de prison - pour avoir appelé, dans un rapport pourtant commandité par le gouvernement, à octroyer plus de droits aux minorités. Le tribunal a écarté le second chef d’inculpation, pour « humiliation du système juridictionnel », avant de reporter au 10 avril le procès des deux hommes, défendus par une trentaine d’avocats et par plusieurs organisations internationales de défense des droits de l’homme. Une pétition de 770 juristes européens souligne « l’impact désastreux » d’un tel procès, « de nature à ruiner les plus solides arguments de ceux qui militent en faveur de l’adhésion » de la Turquie à l’Europe.

CIRCULAIRES AUX MAGISTRATS

Le nouveau code pénal turc, entré en vigueur à l’été 2005 sous la pression et avec l’aval de l’Union européenne, est plus libéral que l’ancien. Mais il a conservé plus d’une dizaine d’articles rédigés de façon si vague que les juges - un corps particulièrement conservateur en Turquie - peuvent les interpréter à l’ancienne et condamner à des peines de prison pour délit d’opinion. Un groupe d’avocats ultranationalistes s’est d’ailleurs fait une spécialité de faire ouvrir de tels procès. Sur la trentaine de cas recensés - certains en comptent le double -, huit ont déjà entraîné des condamnations en première instance.

Puis est venu le tour du célèbre écrivain Orhan Pamuk, et les vives réactions à l’étranger ont amené le gouvernement turc à réagir. Le ministre de la justice a envoyé des circulaires aux magistrats, les enjoignant notamment de « suivre la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de liberté d’expression », sous peine d’avoir à payer les sommes réclamées au cas où leurs jugements seraient cassés par cette cour...

Les poursuites contre Pamuk furent abandonnées. Celles visant cinq journalistes devraient tomber pour « vice de forme ». Le directeur d’un hebdomadaire bilingue turco-arménien, Hrant Dink, a été acquitté lors d’un de ses trois procès en cours. Il s’agit certes là des cas les plus visibles, alors que des condamnations peuvent encore tomber, notamment en province. Et surtout lorsqu’il s’agit de Kurdes, encore facilement emprisonnés pour « apologie du terrorisme ».

Mais la tendance positive est nette, donnant quelque peu raison au gouvernement, qui refuse de changer à nouveau le code pénal en assurant qu’il faut laisser le temps aux juges d’apprendre à l’appliquer avec discernement. L’abrogation des articles les plus discutables était pourtant demandée non seulement par le commissaire européen à l’élargissement, mais aussi par de multiples acteurs de la société civile.

Et ce alors que la puissante Union des industriels et entrepreneurs de Turquie réclame une réforme « urgente de tout le système judiciaire ». En commençant par un amendement constitutionnel qui ôterait au ministre de la justice la présidence du Haut Conseil des juges et procureurs.

Ce haut conseil, qui a tout pouvoir sur les promotions et mutations des juges, n’a « ni local ni secrétariat, étant une simple section du ministère qui prépare tous les dossiers », explique Moharrem Kiliç, député de l’opposition kémaliste. Selon ce membre de la commission de la justice du Parlement, ce point « surgira nécessairement lorsque les négociations d’adhésion à l’UE aborderont le très épineux chapitre de la justice ».

Selon Yavouz Önen, président de la Fondation turque des droits de l’homme, le fond du problème reste moins la dépendance structurelle des juges que leur « mentalité sécuritaire » issue de décennies de lutte « antiterreur ».

De même que l’impunité persistante des forces de sécurité due au poids des militaires qui ont obtenu en 2005, selon M. Önen, un retour sur une partie des « très bonnes avancées enregistrées en 2003 ».

Mais s’il cède un peu ainsi à ses militaires, Ankara cherche aussi à amadouer les démocrates turcs et l’Europe. Celle-ci développe actuellement en Turquie un important programme de formation des magistrats et d’aide au système pénitentiaire, dont les résultats, souligne son responsable, Jean-Jacques Heintz, « ne pourront se voir que sur la durée ».

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