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La vallée des loups, un Rambo turc antiaméricain

mardi 21 février 2006, par Pierre Vanrie

Courrier International - 21/02/2006

Depuis le 3 février 2006, le film turc Kurtlar Vadisi-Irak (La vallée des loups-Irak) bat tous les records d’affluence dans les salles obscures de Turquie. Doté du plus gros budget de l’histoire du cinéma turc, il dénonce la « collusion judéo-israélo-américaine », l’administration kurde d’Irak ou les exactions dans la prison d’Abou Ghraib avec une outrance digne d’un Rambo.

Série télévisée à succès ayant pour thème les relations troubles entre la mafia et les services secrets sur fond de défense de l’Etat, inscrite dans l’actualité turque et internationale, Kurtlar Vadisi a donc débouché cette fois sur un long-métrage qui s’inspire d’un fait réel qui s’est produit dans le nord de l’Irak, en juillet 2003, lorsque 11 membres des forces spéciales turques furent arrêtées à Souleimanieh par l’armée américaine sous l’accusation de vouloir commettre un attentat contre un dirigeant kurde local.

Le film met alors en scène le suicide (on entre là dans la fiction) d’un officier turc qui n’a pas supporté cette humiliation et qui demande à Polat Alemdar, le héros de la série Kurtlar Vadisi, de venger l’honneur de l’armée turque. Le film n’en reste pas là et dénonce les horreurs de l’occupation américaine en Irak (Abou Ghraib, les bavures contre les civils...) tout en rejetant par un discours « islamo-correct » les attentats suicides et en ridiculisant au passage l’administration kurde d’Irak non sans évoquer la « collusion judéo-israélo-américaine » dans la région. Sebnem Arsu, dans The New York Times, met ce scénario sur le compte de l’antiaméricanisme ambiant « qui voit en Turquie des livres comme Mein Kampf ou Metal Firtina - qui évoque une guerre entre la Turquie et l’Amérique - devenir des best-sellers ». Polat Alemdar affronte finalement le chef des troupes américaines de la région, un certain Sam, comme Oncle Sam (incarné par l’acteur américain Billy Zane), un ancien militaire américain guidé par des idéaux chrétiens intégristes qui meurt à la fin du film sous les coups de poignard du héros de Kurtlar Vadisi.

Le film, qui a coûté 10 millions de dollars, est également projeté dans les salles européennes (Allemagne, Autriche, Pays-Bas, Belgique), et ses producteurs attendent, selon le quotidien Hürriyet, l’un des sponsors du film, « au moins 550 000 entrées en Europe ». Kurtlar Vadisi pourrait être perçu, selon Kemal Sayar, dans l’hebdomadaire Yeni Aktüel, « dans un premier temps, comme une parodie de Hollywood », où l’on assiste toutefois à une inédite inversion des rôles. « En effet, cette fois-ci, le héros est turc et le méchant c’est l’Amérique. Cela doit donc produire une drôle d’impression pour ceux qui ne sont pas habitués à cette hiérarchie des valeurs. » Le film a effectivement tous les attributs techniques d’une production hollywoodienne.

« C’est vrai que nous avons maintenant notre Rambo », écrit l’éditorialiste Can Dündar, dans Milliyet, « tout comme Rambo, Polat Alemdar est un produit de l’Etat passé par l’entraînement réservé aux forces spéciales. Rambo allait au Vietnam pour libérer les prisonniers de guerre qui y étaient retenus. Polat, quant à lui, va en Irak venger l’honneur des soldats turcs. Le plus intéressant, c’est que Polat frappe l’Amérique avec les méthodes apprises auprès de Rambo et de Hollywood. Les ’méchants américains’ sont ainsi victimes de leurs propres armes de propagande. »

« Par ailleurs, poursuit Can Dündar, la véritable innovation apportée par Kurtlar Vadisi-Irak, c’est qu’il passera désormais dans l’Histoire comme le symbole de la conversion de la droite turque à l’antiaméricanisme. En effet, dans les années 1960, les ancêtres de Polat (c’est-à-dire ceux qui, à l’extrême droite, travaillaient officieusement pour l’Etat) servaient les intérêts des Etats-Unis en tirant, au cri de ’Les communistes à Moscou !’, sur les étudiants de gauche manifestant contre l’Amérique ».

Cette interprétation est contestée par la droite nationaliste. Interrogé par l’hebdomadaire Aksiyon, Hakki Öznur, intellectuel qui a milité dans la mouvance de l’extrême droite turque, explique que « la droite turque a toujours été anti-impérialiste ». « D’ailleurs, ajoute-t-il, le fait que le ’mouvement idéaliste’ (nom que s’attribuent les militants de la droite nationaliste, plus connue en Europe sous le nom de ’Loups gris’) ainsi que les autres courants nationalistes et religieux aient vu leurs militants sanctionnés après chaque coup d’Etat en est la meilleure preuve. »

Kurtlar Vadisi-Irak ne fait d’ailleurs pas l’unanimité dans les rangs de la droite nationaliste. Umit Özdag, intellectuel proche de cette droite nationaliste et éditorialiste du quotidien Yeniçag, considère que ce film « n’a d’autre but que de contrôler les sentiments antiaméricains en hausse dans la société turque. De la même façon qu’à l’époque de Reagan, des films comme Rambo avaient pour vocation de redonner confiance au peuple américain. » « Seulement, prévient Ümit Özdag, ce genre d’opération psychologique visant à satisfaire les Turcs par une victoire virtuelle pourrait bien avoir des effets contre-productifs. Je le vois bien dans mon entourage. Tous ceux qui ont vu ce film sont frustrés et se demandent pourquoi cette revanche n’est précisément que virtuelle et ne s’est pas encore traduite dans les faits. »

« Tout chez Polat Alemdar rappelle Abdullah Catli », écrit Can Dündar dans Milliyet. Abdullah Catli, militant d’extrême droite, lié à divers trafics mafieux, a servi d’agent spécial au service de l’Etat turc dans des missions violentes. Il est mort dans un accident de voiture en novembre 1996, alors qu’il se trouvait dans le même véhicule qu’un haut responsable de la police et qu’un député lié à un parti alors membre de la coalition gouvernementale. Ce scandale dit « de Susurluk » (nom du lieu de l’accident), a révélé au grand jour les liaisons troubles entre la mafia nationaliste et une partie de l’appareil d’Etat.

« Pourquoi alors, dans ce contexte, l’AKP [le parti au pouvoir], le président de l’Assemblée nationale et les ministres du gouvernement en tête, ont-ils applaudi ce film ? » s’interroge Feraï Tinç dans Hürriyet. « Les membres éminents de la mouvance gouvernementale exprimant d’une seule voix leur admiration pour un film populiste qui verse dans l’antiaméricanisme et dans l’hostilité à l’égard des Kurdes, banalisant au passage les relations de type Susurluk entre l’Etat et la mafia, se rendent-ils compte que ce faisant ils réduisent la marge de man�uvre non seulement de la Turquie mais aussi de leur propre gouvernement ? »

« Au lieu de héros turcs tels que Mehmet le conquérant, respectueux de la diversité ethnique et religieuse, Mustafa Kemal, qui savait respecter ses ennemis, ou que Cheikh Bedrettin et Yilmaz Güney, qui défendaient les opprimés », écrit Gündüz Vassaf dans Radikal, on a désormais droit, avec Kurtlar Vadisi, à un superhéros vengeur plein de haine dont la seule fierté est d’être turc.«  »Dans un contexte rendu sensible par l’affaire des caricatures, conclut Gündüz Vassaf, il faut espérer que ce film ne devienne pas autre chose qu’un film hollywoodien de troisième zone et qu’il ne soit pas un obstacle vers des solutions dans un monde secoué par tant d’affrontements."

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