Istanbul envoyé spécial
Dans l’attente de la décision des Vingt-Cinq sur l’ouverture des négociations, le 17 décembre, jeunes diplômés et chefs d’entreprise militent à fond pour l’adhésion à l’Europe.
Murat Sarayli est fier de sa trouvaille. L’autocollant qu’il exhibe ressemble à l’évidence au drapeau européen. Mais à y regarder de plus près, c’est bien un croissant oriental qui vient se marier, de façon harmonieuse, aux douze étoiles des Vingt-Cinq. En légende et en anglais : « Ouvrez votre cœur ». Du quatorzième étage de la tour d’Istanbul qui abrite son association de jeunes entrepreneurs turcs, Murat Sarayli, qui gère un groupe de 450 salariés dans l’hôtellerie et les biotechnologies, mène campagne. La Commission européenne a donné son feu vert à l’ouverture de négociations d’adhésion avec la Turquie, mais la décision finale sera prise le 17 décembre par les chefs d’Etat européens. Et, à l’image de ses 70 millions de compatriotes, Murat Sarayli retient son souffle. Il sait que ses autocollants, appliqués sur les cartons expédiés en Europe et sur les cargos turcs en partance pour le Vieux Continent, ne suffiront peut-être pas. Mais, comme tous, il ne croit pas à une décision négative. L’enjeu, économiquement, est trop important. Et pour des raisons souvent très différentes, chefs d’entreprise et étudiants attendent avec impatience la sentence des Vingt-Cinq.
Software et mobiles
Zeynep Meriç, 27 ans, jeune femme au look occidental, espère elle aussi que la décision sera positive. Cette dirigeante d’entreprise dispense ses conseils aux PME turques dans la perspective d’une adhésion à l’Union européenne. « On sent que les choses ont changé depuis quelques années. Les gens se préparent, ils se mettent aux normes européennes et n’attendent qu’une date : celle du début des négociations. Ils savent qu’elles peuvent durer dix ou quinze ans, mais l’important, c’est qu’ils connaissent la direction prise par leur pays. » Ferda Kertmelioglu, 34 ans, a monté il y a cinq ans sa boîte de software. Avec ses 29 salariés, il conçoit les programmes informatiques qui habillent les téléphones mobiles. Engagé dans un programme de recherche européen, il ne comprendrait pas un refus des Vingt-Cinq. « Je travaille déjà avec eux. Nous sommes ensemble sur le même projet. Ce serait inimaginable pour nous. Nos concurrents, ce sont les Etats-Unis, pas les Européens. »
Car, même fascinée par le modèle américain du self made man importé des Etats-Unis, pays où plusieurs milliers d’entrepreneurs turcs sont passés, la nouvelle génération, parfaitement anglophone, n’imagine pas son avenir en dehors du Vieux Continent. « C’est clair qu’ils travaillent déjà comme des Européens, constate Jean-Sébastien Petit, un Français responsable d’une société de transfert télévisuel travaillant avec la Turquie. Avec le boom des nouvelles technologies, une nouvelle classe de jeunes dirigeants a émergé, hyperdynamique et très agressive commercialement. Si on leur dit non, ce sera une très grosse déception. Même s’ils continueront à faire du commerce avec nous. »
Depuis 1995, en effet, la Turquie est liée à l’Europe par un accord d’union douanière, et ne connaît donc quasiment plus de restrictions à l’exportation. Plus de la moitié de son commerce se fait avec le Vieux Continent. « Economiquement, la Turquie est déjà complètement européenne. Cet accord douanier l’a placée de fait dans l’Union », insiste Jean-Antoine Giansily, responsable de la mission économique française à Istanbul, et grand défenseur de l’intégration de la Turquie. Seul problème : les investissements étrangers ne se bousculent pas. D’un montant d’un milliard de dollars, ils représentent moins de 1 % du PIB turc. L’explication est simple : tant que Bruxelles n’a pas dit oui, les groupes étrangers restent prudents. Pas question d’investir dans un pays où la croissance joue au yo-yo, où la stabilité politique laisse parfois à désirer, et où la monnaie sort tout juste d’une inflation galopante.
Déjà libres d’exporter, les acteurs économiques turcs lorgnent donc surtout l’argent étranger. « En cas de oui, nous évaluons à 2,5 milliards de dollars par an les investissements potentiels, avance Yasemin Uluevren, de la Deik, l’équivalent du Medef. Avec les projets que cela pourrait entraîner, c’est un mini-boom économique que nous attendons. » Créations d’emplois incluses.
Etudier en Europe
Beaucoup avouent d’ailleurs suspendre leurs investissements à la décision des Vingt-Cinq. « On a besoin de stabilité juridique et économique, que seule l’Europe peut nous apporter. Alors pour l’instant, je gèle les embauches. On verra après décembre. Si c’est bon, je renforcerai ma société. Sinon, je devrai sûrement tout annuler », confie Kivans Isik, 34 ans, jeune PDG d’une entreprise d’informatique d’une vingtaine de salariés. Même position pour Murat Sarayli, dont le plan de développement, notamment en Europe, de ses entreprises dans l’hôtellerie et les biotechnologies est suspendu à l’ouverture des négociations.
Ce boom économique pressenti, les jeunes diplômés aimeraient aussi en profiter. A l’image de Zafer, 26 ans, qui a fini ses études de finances depuis un an, et dont les recherches d’emploi restent infructueuses, dans une Turquie où le taux de chômage officieux frôle les 17 %. « Beaucoup de jeunes, notamment des étudiants, viennent se renseigner sur les possibilités de partir étudier ou travailler dans des pays européens, principalement en Allemagne, France et Angleterre », explique Seda Domaniç, directrice du Centre d’information sur l’Europe basé à Istanbul. Dans ce centre se pressent chaque mois 1 500 jeunes Turcs avides d’informations. « Ils sont aussi curieux de savoir comment cela va changer leur vie, s’il y aura plus de travail, si les salaires vont augmenter », précise la responsable. Ils se renseignent également sur les conditions de travail, et notamment la procédure de licenciement qui, dans les faits, reste aujourd’hui expéditive en Turquie. « Le patron peut te demander de partir du jour au lendemain. C’est tout, tu n’as rien à dire, raconte Esra, qui a beaucoup travaillé pour payer ses études. J’attends vraiment que l’harmonisation sociale se fasse, car les chefs d’entreprise turcs se comportent comme des sauvages. »
Espoir en sursis
Pour Bleda, 24 ans, l’enjeu est directement professionnel. Etudiant en droit, il ambitionne de travailler au sein des institutions européennes pour représenter son pays. « Depuis que je suis tout petit, on m’a dit que je serai européen un jour. J’ai été élevé dans cet espoir. Si, en décembre, c’est non, ça ne sera pas la fin du monde... mais presque. » Même les jeunes filles voilées espèrent que l’Europe leur permettra d’aller à l’université ou d’être fonctionnaires tout en portant le voile. Ce qui, dans la Turquie d’aujourd’hui, est impossible. Même si la récente loi française sur le sujet les a un peu refroidies.
Chefs d’entreprise ou jeunes diplômés, tous rappellent les promesses faites par l’Union, les efforts consentis par leur pays ces dernières années, la mobilisation de tout un peuple sur le projet européen. « C’est aussi une question de fierté nationale. Chaque jour dans les médias, il y a quelque chose sur l’Europe. Les Turcs ne comprendraient pas qu’on leur ferme la porte », dit Seda Domaniç. Et pour les pays européens, le refus pourrait se retourner contre eux. Car, en maintenant une union commerciale sans entrave, mais en lui refusant un minimum de standards sociaux, la Turquie pourrait vite devenir le paradis des délocalisations.