La Turquie. Sous la direction de Semih Vaner. Fayard/Ceri, 712 pp. ; 30 euros.
La Turquie, de l’empire ottoman à la république d’Ataturk par Thierry Zarcone. Découverte/Gallimard, 160 pp. ; 13,90 euros.
La Turquie conteste. Mobilisations sociales et régime sécuritaire sous la direction de Gilles Dorronsoro. CNRS éditions, 246 pp. ; 29 euros.
L’Autre Turquie Elise Massicard. PUF,
360 pp. ; 28 euros.
La question de l’adhésion turque à l’UE enflamme le débat politique français. Mais au-delà des frilosités hexagonales, la future intégration de ce pays de 70 millions d’habitants limitrophes du Moyen-Orient comme du Caucase interpelle les opinions publiques européennes sur « l’identité » de l’UE comme sur ses « frontières ».
Longtemps peu connue, voire ignorée sinon des spécialistes, l’histoire de la Turquie moderne est au cœur de quatre livres récents qui ont le grand mérite de faire comprendre toute la complexité de cette société et la spécificité du processus qui a permis à ce pays musulman de construire après la Première Guerre mondiale une république laïque inspirée du modèle jacobin qui s’est transformée peu à peu en une démocratie même si encore imparfaite. La dynamique des réformes s’accélère alors que se concrétise le rêve européen avec l’ouverture des négociations d’adhésion. Mais beaucoup en Turquie même doutent de leur issue et se demandent si la politique européenne vis-à-vis d’Ankara ne se limite pas surtout « à l’accrocher sans s’accrocher ».
« L’obstination turque vis-à-vis de l’UE ne traduirait-elle pas aussi l’attente d’une confirmation de son occidentalisation comprise comme synonyme de sa modernité mise en œuvre depuis deux siècles ? » s’interroge Semih Vaner, professeur au Ceri et maître d’œuvre d’un ouvrage collectif où ont participé nombre de spécialistes reconnus de l’histoire, de la société ou de l’économie turques. « La Turquie de 1923, dont l’acte fondateur qui hante encore sa mémoire est le traité de Lausanne, était un microcosme de l’empire disparu ayant échappé à l’humiliation d’un total dépeçage, gardant le souvenir de ses patries perdues et vivant dans l’obsession de subir de nouvelles amputations », écrit Stéphane Yerasimos, le grand historien récemment décédé.
Ce traumatisme de la défaite en 1918 reste au cœur de l’imaginaire collectif et explique en partie les obsessions sécuritaires des décennies qui ont suivi. Le sociologue Gilles Dorronsoro n’hésite pas d’ailleurs à parler de « régime sécuritaire » pour décrire ce système atypique qui n’est pas encore une pleine démocratie sans être pour autant un régime autoritaire.
La construction de la nation fut douloureuse. Le mot « turc » lui-même n’était jadis utilisé parmi les élites ottomanes que de façon péjorative pour évoquer les rustres anatoliens. Avec la république, il devint le cri de ralliement du nouvel Etat-nation que forge Mustapha Kemal sur les décombres de l’empire. Il proclame la république et abolit le califat. La Turquie regarde dès lors définitivement vers l’Occident et avance à marche forcée, accélérant un mouvement de réformes commencé dès la fin du XVIIIe siècle. Tout au long du XIXe siècle, le débat a opposé ceux qui voulaient « créer un Etat européen et ceux qui rêvaient d’un Etat ottoman en Europe », selon la formule de Thierry Zarkone. Pour Ataturk et les républicains les plus déterminés, il ne fait aucun doute que l’islam a été la principale cause du retard pris par le pays. L’alphabet latin remplace l’arabe, la laïcité est inscrite dans la Constitution, le voile est interdit, les femmes obtiennent le droit de vote dix ans avant la France.
En Turquie donc, laïcité et démocratie ne coïncidaient pas. La première fut imposée par la force à une société largement réticente. Des révoltes menées au nom de la tradition et de l’islam furent impitoyablement réprimées dans les années 30. Avec l’instauration du multipartisme en 1946, le courant démocrate a traduit dans les urnes cette opposition conservatrice. L’héritage a été en grande partie repris par l’AKP, le parti islamiste modéré aujourd’hui au pouvoir.
Mais la laïcité républicaine a, en revanche, le plein soutien des alevis, secte syncrétique proche du chiisme mêlant réminiscences chamaniques et influences chrétiennes. Dans son livre qui est le premier du genre en français, Elise Massicard étudie ces chiites atypiques traditionnellement ouverts à la modernité qui représentent quelque 20 % de la population et veulent maintenant de plus en plus être reconnus avec leur spécificité.