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« Relancer l’Europe par des projets concrets »

mardi 14 juin 2005

Le Figaro

A quelques jours du sommet de Bruxelles, le ministre des Affaires étrangères fait le point sur les grands dossiers internationaux après le référendum du 29 mai
Philippe Douste-Blazy : « Relancer l’Europe par des projets concrets »
Le ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, s’est rendu hier à Chypre pour y accueillir Florence Aubenas avant son retour à Paris. A peine installé au Quai d’Orsay, c’était pour lui une parenthèse de soulagement et de joie dans une actualité dominée par la crise ouverte dans l’Union européenne après le double non français et néerlandais au référendum sur la Constitution. Dans un entretien au Figaro, le ministre explique ses priorités diplomatiques.

Propos recueillis par Alain Barluet et Pierre Rousselin
[13 juin 2005]

Le Figaro. - Après le non du 29 mai, comment peut-on sauver la construction européenne ?

Philippe Douste-Blazy.
- Il ne faut pas se le cacher, nous traversons une passe difficile. Nous ne pouvons pas faire comme si rien ne s’était passé. Il faut comprendre ce que les Français ont voulu exprimer et les Néerlandais ont voulu dire de leur côté. Nous avons vu apparaître dans nos deux pays des doutes, des interrogations, peut-être même une certaine angoisse. Il faut y répondre. Concernant le processus de ratification, ce n’est pas à nous de dicter leur conduite aux autres pays européens qui n’ont pas encore ratifié. Chaque Etat membre doit pouvoir conduire sa procédure comme il l’entend. Par respect des peuples qui ont déjà voté, ne leur donnons pas de leçon. Dans cette crise, il faut que nous réfléchissions à la bonne manière d’avancer. Ce sera l’objet du Conseil européen des 16 et 17 juin. Le processus de ratification, à l’évidence, a été déstabilisé par les deux votes négatifs. Certains plaident pour qu’il aille de l’avant, d’autres, comme les Britanniques ou les Tchèques, appellent à une pause ou à un temps de réflexion. La France entend faire preuve d’esprit constructif et de responsabilité. Une chose est sûre, et le président de la République l’a rappelé à nos partenaires au lendemain du référendum : le vote des Français ne remet pas en cause l’engagement de la France dans la construction européenne ; pays fondateur, la France continuera à y tenir toute sa place, dans le respect de ses engagements.

Quelle analyse faites-vous du non au référendum ?

L’Europe n’en est pas à sa première crise. Nous payons un manque d’explication. Nous n’avons pas suffisamment fait comprendre l’élargissement. Nous n’avons pas assez dit que la France est l’un des premiers exportateurs en Pologne, que nous sommes parmi les plus gros investisseurs dans les dix nouveaux membres et que cela crée des milliers d’emplois en France. Le 29 mai a montré qu’il y a un vrai décalage entre les Européens et le projet européen. Nous devons les réconcilier pour éviter qu’il y ait un risque de divorce. Car il y a un sentiment grandissant que l’Europe ne protège pas suffisamment les citoyens de l’évolution du monde économique et social. Cette Europe est trop éloignée des réalités et de leurs préoccupations. Le deuxième constat est que l’Europe, aujourd’hui, manque de sens : quels sont les véritables objectifs poursuivis par l’Union, où s’arrêtent les frontières de l’Europe, quelles relations établir avec nos voisins ?

Comment répondre à ces interrogations ?

Il faut d’abord une plus grande concertation avec les élus, les milieux professionnels et les associations de citoyens. C’est vrai aussi bien à Bruxelles que dans notre pays. Comment faire pour que de nouvelles directives Bolkestein ne surgissent pas sans discussion nationale préalable ? Nous devons organiser de manière systématique le débat européen au sein du Parlement. C’est indispensable. L’examen des textes communautaires ne doit pas se faire en cachette, dans l’ignorance des citoyens. L’urgence est de mieux cerner les objectifs du projet européen que nous voulons défendre. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’objectif du traité mais plutôt de mieux l’expliquer, de redonner un sens au projet européen. Pendant quarante ans, la construction européenne reposait sur deux piliers qui évoquaient un passé concret pour les générations précédentes : la paix, après deux guerres mondiales encore très présentes dans les mémoires, et la croissance économique de ce qu’on a appelé les « Trente Glorieuses ». Pour les générations plus récentes, ces deux piliers n’ont plus le même poids : la paix est perçue comme une évidence, et la croissance n’est malheureusement plus celle des années 1950-1975. Vous voyez bien ce seuil historique dans les votes du 29 mai, si l’on en croit les analyses post-électorales : le oui était majoritaire parmi les plus de soixante ans, alors que les plus jeunes ont davantage voté contre le traité. C’est bien la preuve qu’il faut « revalider » le projet européen.

Qu’attendez-vous du prochain Conseil de Bruxelles, à la fin de la semaine ?

Le respect du souhait de chaque Etat vis-à-vis du processus de ratification et la nécessaire prise en compte du malaise actuel. Prendre le temps de la réflexion commune aujourd’hui pour mieux construire demain. Dans ce cadre, je pense, à titre personnel, qu’il faudra davantage travailler sur des projets d’avenir dans le domaine de la recherche et de l’innovation qui devraient faire l’objet de « coopérations renforcées ».

Ne court-on pas le risque de se voir reprocher de vouloir une Europe à deux vitesses ?

Dès lors que ces situations sont consenties par ceux qui veulent aller plus loin et ceux qui décident de ne pas en être, il n’y a pas de difficulté. Rassembler les pays européens sur des projets précis rendrait l’Europe plus populaire. Ce sont des projets que l’on mènerait à deux, trois, quatre pays ou plus. L’Europe doit s’inscrire dans des programmes concrets pour être mieux comprise des citoyens. Les réformes institutionnelles, même si elles sont nécessaires, ne passionnent personne. En revanche, dans le domaine très concret de la recherche, l’Europe doit relever le défi des bio et des nanotechnologies qui seront un des grands chantiers du XXIe siècle. Une « coopération renforcée » éviterait que l’Europe passe à côté de ces enjeux.

Vous excluez donc que l’on puisse récupérer certains éléments de la Constitution comme la nomination d’un ministre européen des Affaires étrangères ?

Nous verrons, mais après un vote négatif, je ne vois pas comme l’on pourrait picorer tel ou tel élément de la Constitution. Encore une fois, il ne s’agit pas de donner des leçons aux autres Etats membres.

Après le non au référendum, la France entend donc rester humble sans proposer de solution à ses partenaires ?

Humble, certainement, mais pas timorée. Il faut repartir, de manière pragmatique. Souvenez-vous, c’est ce qui a été fait après le refus de la Communauté européenne de défense, en 1954. La pire chose qui pourrait arriver serait une spirale d’échecs qui remettrait en question la construction européenne. Regardez ce qui s’est passé ces derniers jours à propos de l’euro. Ne laissons pas s’engouffrer ceux qui remettraient en cause l’idée européenne. L’Europe, hier comme aujourd’hui, a assuré la stabilité au cœur de notre continent. C’est un acquis formidable qu’il faut préserver et amplifier.

Le pilier franco-allemand est-il toujours aussi important ?

J’ai souhaité effectuer mon premier déplacement à l’étranger en Allemagne parce que le partenariat entre nos deux pays conserve sa spécificité. C’est le fruit de l’histoire et de la géographie. Le couple franco-allemand demeure une nécessité pour l’avenir de la construction européenne et pour nos deux pays, intimement liés notamment sur le plan économique. Cela ne signifie évidemment pas, à vingt-cinq, qu’il soit exclusif. Il faut développer la concertation avec tous ceux qui sont décidés à aller de l’avant comme par exemple l’Espagne, les pays du Benelux. Mais, sans une entente claire entre l’Allemagne et la France, l’ensemble européen risque de manquer ses objectifs.

La discussion budgétaire n’est-elle pas en train de montrer que l’Europe est en panne ?

Non. Je n’ai jamais vu une réunion européenne où, dans la dernière semaine, il n’y ait pas de surenchère. En tout cas, il ne faut pas ajouter une crise budgétaire à la crise institutionnelle.

Y aura-t-il un compromis sur le chèque britannique ?

Nous sommes aujourd’hui plus que jamais condamnés au compromis. Les Britanniques doivent prendre en considération les circonstances dans lesquelles ils ont obtenu leur chèque en 1984. A l’époque, il y avait une récession économique grave en Grande-Bretagne, un chômage important. Aujourd’hui, la croissance y est forte, le chômage est à 4,5%. Dans ce contexte, il est normal de réfléchir à l’avenir du chèque britannique.

Un compromis passe-t-il par une concession sur la politique agricole commune ?
Non. L’affaire de la PAC a été réglée par le Conseil européen de Bruxelles en octobre 2002. Nous estimons qu’il y a déjà eu des concessions faites, et non des moindres. La France n’accepte pas de revenir là-dessus. Le président de la République l’a indiqué très clairement.

La question budgétaire doit-elle absolument être réglée à ce sommet européen ?

Ce sera long et complexe. Ce qui est indispensable, c’est qu’il y ait un compromis. Les Européens doivent faire preuve de sens des responsabilités à un moment de crise politique. La France montrera l’exemple.

La présidence britannique, au second semestre, ne va-t-elle pas entraîner l’Europe sur la voie du modèle anglo-saxon ?

Le pire danger, aujourd’hui, serait une division de l’Europe. On ne peut pas, pour des raisons idéologiques de plus en plus artificielles, opposer le social et le libéral. On ne peut pas rester dans la bulle du tout social en faisant croire que l’assistanat est la clé et que la création d’emplois publics est la solution. On ne peut pas non plus faire croire que le tout libéral est une panacée et qu’il n’y a besoin d’aucune régulation. Le modèle européen existe, même en Grande- Bre tagne. C’est un modèle qui régule l’économie de mar ché et qui ne ressemble pas au modèle amé ricain. Arrêtons de faire croire que les Britanniques sont en dehors du système social européen. Rappelez-vous du plan de lord Beveridge pour la Sécurité sociale !

L’un des messages du 29 mai n’est-il pas que l’élargissement a été mal compris ? L’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie, puis celle de la Turquie sont-elles compromises ?

Ce sont deux sujets différents. Il y a, d’un côté, la Bulgarie et la Roumanie, pour lesquelles les choses sont parfaitement cadrées par le Conseil et par la Commission. Si les conditions sont respectées, je ne vois pas de quel droit l’on remettrait en cause leur adhésion. Pour la Turquie, il doit être clair, et nous y sommes très vigilants car c’est la demande des Français, qu’il ne pourra y avoir un début de négociation avec la Turquie que si elle respecte les conditions posées par le Conseil européen.

L’ouverture des négociations avec Ankara le 3 octobre n’est donc pas acquise ?

La Commission doit faire un point très précis. Il est hors de question que les négociations commencent si la Turquie ne respecte pas les conditions posées. Le Conseil européen de décembre dernier a fixé le cadre des pourparlers. La Turquie a pris des engagements qu’elle doit tenir et elle doit être consciente de la sensibilité des peuples européens. Je vous rappelle qu’aux termes de la réforme constitutionnelle voulue par Jacques Chirac, ni la Turquie, ni aucun autre pays n’entrera dans l’Union sans un référendum en France, et donc sans l’assentiment des Français. Mais au-delà de la Turquie et de manière générale, rappelons qu’un des intérêts de la Constitution était d’organiser la vie à vingt-cinq. Sans le traité, il me paraît difficile d’ajouter encore des Etats alors que les règles de vie commune entre nous ne sont pas clairement définies. C’est un des éléments de la capacité d’absorption de l’Union européenne. Après le référendum français, il faut réfléchir à cet aspect des choses.

La crise européenne ne va-t-elle pas empêcher la France de faire entendre sa voix dans le monde ?

Pas du tout. Depuis le début de cette crise, je constate chez mes partenaires à la fois un profond désir de compréhension du non français, mais aussi une envie sincère de voir la France continuer à jouer un rôle moteur dans la construction européenne.

Y compris les Etats-Unis ?

Avec les Etats-Unis, nous partageons les mêmes valeurs de paix et de démocratie. Nous savons, quand c’est nécessaire, établir une concertation étroite et efficace, que ce soit en Haïti, au Liban ou en Afrique de l’Ouest. Parce que nous partageons les mêmes valeurs, nous pouvons nous permettre d’avoir une conception du monde parfois différente.

La personnalité du premier ministre et son rôle pendant l’affaire irakienne rendent-ils la relation avec Washington plus difficile ?

Notre relation d’amitié avec les Etats-Unis est profonde et ancienne. Mais cette amitié ne signifie pas subordination. Nous pouvons avoir des divergences sur le fond et le dire. Tout le monde se souvient du débat sur l’Irak et du discours important de Dominique de Villepin, le 14 février 2003 au Conseil de sécurité de l’ONU. Chacun doit pouvoir défendre sa vérité.

Partagez-vous l’insistance des Etats-Unis à vouloir démocratiser le Proche-Orient ?

Evidemment, la France ne peut être que favorable à l’objectif de démocratie. Mais nous avons des principes et une méthode. Sur le plan des principes, notre pays est soucieux de faire progresser la démocratie dans le respect de la culture et de la civilisation de chacun de nos partenaires. Rien ne sert de vouloir imposer des solutions toutes faites, importées de l’extérieur, qui risquent de susciter rejet et intolérance. Sur le plan de la méthode, contrairement aux idées reçues, la France n’est pas une adepte du statu quo. Elle connaît les vertus du changement et du progrès mais ceux-ci doivent être compris par les peuples pour être acceptés. C’est vrai au Moyen-Orient comme en Afrique.

Allez-vous vous rendre bientôt aux Etats-Unis ?

Oui. J’irai bientôt exprimer l’amitié qui unit nos deux peuples et parler de tout ce que nous faisons et pouvons faire ensemble. Il y a de ma part une volonté de poursuivre le travail constructif qui a été mené par mes prédécesseurs et de maintenir un dialogue régulier qui n’exclut pas la franchise. Le conflit israélo-palestinien reste en tête de l’agenda transatlantique, et il est fortement lié au thème de la démocratisation du Moyen-Orient.

Le prochain retrait de Gaza vous inspire-t-il de l’espoir ?

Oui. Le succès de ce retrait dans quelques semaines est primordial. Nous sommes très inquiets de constater une reprise de la violence dans les Territoires palestiniens. Nous appelons les autorités palestiniennes et israéliennes à redoubler d’efforts pour combattre la violence, mais aussi pour traiter ses causes. Il faut rester vigilants face aux éléments qui nuisent au rétablissement de la confiance et aux futures négociations entre les parties. Je pense à la colonisation en Cisjordanie et au tracé de la barrière de sécurité. Nous souhaitons qu’un nouveau calendrier électoral soit fixé le plus rapidement possible en Palestine. Après le retrait de Gaza, il faudra reprendre le chemin d’un accord négocié conformément à la « feuille de route ».

Après le succès du Hezbollah aux élections libanaises, son désarmement est-il toujours à l’ordre du jour ?

Le départ des troupes syriennes est une étape importante mais c’est bien l’ensemble des forces syriennes que la résolution 1559 évoquait pour que le Liban recouvre une vraie souveraineté. La question du Hezbollah est complexe puisque vous avez cité le scrutin du 5 juin - c’est aussi un parti politique libanais. Chacun sait combien la France est attachée à l’application de la résolution 1559, qui est un tout. Le retour à la souveraineté libanaise a fait de vrais progrès. Le Liban aura un gouvernement indépendant à l’issue des élections en cours. La communauté internationale devra examiner avec lui comment mettre en œuvre ce qui concerne le désarmement des milices. Nous restons mobilisés avec nos partenaires pour que la résolution 1559 soit appliquée.

L’assassinat du journaliste Samir Kassir ne compromet-il pas la normalisation au Liban ?

C’est un acte odieux dont les auteurs doivent être punis. La communauté internationale n’acceptera pas que des attentats contre des personnalités politiques ou des membres de la société civile se poursuivent au Liban. Le Conseil de sécurité s’est exprimé à l’unanimité en ce sens.

Votre profession de médecin ne vous prédisposait pas à prendre la tête du Quai d’Orsay. Pensez-vous apporter à la diplomatie française un regard neuf ?

Je suis arrivé à la vie politique par l’Europe. C’est le sens que j’ai souhaité donner à mon engagement public. Comme Européen convaincu, appartenant à la famille politique des pères fondateurs, je suis conscient de la responsabilité qui est la mienne de faire passer ce message de la nécessité de l’Europe politique.

Je pense aussi que le monde bouge et que la diplomatie française, une des plus belles et des plus efficaces au monde, doit aussi évoluer, en conservant sa logique de rayonnement mais en y ajoutant une logique d’influence. Celle-ci dépend de plus en plus des facteurs économiques et l’action diplomatique doit se déployer en liaison avec le monde de l’entreprise. C’est vital pour notre pays.

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