Plutôt que de judiciariser le débat, la France devrait aider le processus de dialogue en cours.
Au vu de la dégradation du climat politique et social que connaît notre pays, on peut tout d’abord se demander si les responsables du Parti socialiste n’auraient pas mieux à faire . On peut aussi s’interroger sur la capacité de réflexion de ces députés socialistes, qui s’acharnent à prétendre légiférer sur l’histoire, quelques mois seulement après les fortes turbulences créées par le débat sur la loi du 23 février 2005, qui demandait, entre autre, l’enseignement du « rôle positif » de la colonisation.
Comme l’a fermement expliqué une vingtaine des plus importants historiens français dans une pétition initiée au mois de décembre, « dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique ». La question du génocide arménien est complexe. Si personne ne nie l’horreur des événements de 1915 qui ont décimé tant de familles arméniennes et nombre de Turcs, force est de constater que le consensus ne s’est pas encore réalisé sur la qualification exacte des responsabilités. Punir a priori la formulation d’une opinion non conforme à la loi sur le sujet reviendrait à interdire la recherche d’un accord objectif, seul capable d’ouvrir à des réparations équitables et au travail de deuil. Qu’on le regrette ou s’en félicite, la France a déjà reconnu le « génocide arménien » par la loi du 29 janvier 2001. Le plus raisonnable serait de s’en tenir là, afin de permettre la confrontation des opinions d’une mémoire devant être partagée. La forme de totalitarisme intellectuel qui consiste à clouer au pilori, comme « négationniste » ou « révisionniste », toute personne évoquant une période de l’histoire de façon non conforme à celle édictée par des groupes de pression qui n’ont comme seule légitimité que leur supposé poids électoral doit cesser. En outre, doit-on préciser que l’histoire est, par essence, révisionniste, car elle remet en permanence en question, au gré de nouvelles découvertes, les vérités d’hier.
Il est particulièrement inconvenant que les mêmes individus ne cessant de reprocher aux autorités d’Ankara de poursuivre les journalistes et intellectuels turcs à cause d’articles du code pénal restreignant la liberté d’opinion tentent en même temps de faire voter en France des lois qui vont permettre à n’importe quelle organisation, association ou individu de poursuivre au pénal toute personne publiant sur la tragédie arménienne une thèse non conforme à leur vision.
L’objet d’un libre débat n’est pas que les Arméniens soient convaincus du caractère génocidaire des massacres de 1915, ils le sont déjà, mais de rendre possible l’émergence d’une communauté de point de vue entre Turcs et Arméniens sur ces terribles événements. Les sentiments de douleurs qui se rattachent à la caractérisation de la tragédie arménienne ne supportent pas qu’ils puissent être instrumentalisés par des vérités révélées. Du refus ou de l’acceptation d’examiner son passé et de l’assumer dépend la capacité pour tous les pays d’être en paix avec eux-mêmes et d’échapper aux plaies du nationalisme ethnique et du communautarisme.
Nous savons que la république de Turquie, profondément traumatisée par les conditions dans lesquelles elle s’est constituée, a longtemps refoulé la question arménienne. Le principal enjeu réside alors dans le fait que la société turque ne soit plus en situation d’accepter comme une évidence le discours officiel, de façon à ce que d’autres voix puissent se faire entendre, dans la diaspora arménienne, qui a besoin d’autre chose que de ressasser l’horreur. En retour, il est tout aussi nécessaire que ladite diaspora arménienne sache s’imposer un devoir de retenue et puisse ainsi laisser s’exprimer en Turquie d’autres voix que celles exprimant la vérité officielle. Force est d’admettre que sur ces questions sensibles la société turque est en passe de relever un formidable défi en se réappropriant un sujet tabou durant des décennies ; au-delà des obstacles de toutes sortes, les articles, ouvrages, colloques, qui y sont consacrés se font de plus en plus nombreux, de plus en plus ouverts. Plutôt que de vouloir judiciariser le débat, il serait plus utile que les démocrates et les républicains français aident à la réalisation de ce processus.
Il s’agit de libérer une histoire qui ne serait ni le monologue officiel ni le relativisme de la dispersion des points de vue pour enfin parvenir à un compromis, une conception de l’histoire suffisamment ouverte et attentive pour être capable de porter la pluralité des mémoires et leur faire perdre leurs prétentions exclusives. Les troubles que traverse actuellement la Turquie sur ces questions de mémoire ne montrent pas tant un supposé caractère attardé ou archaïque vis-à-vis des autres sociétés européennes que son caractère exploratoire et novateur pour la définition de l’ensemble européen. Ce nécessaire travail de réflexion sur elle-même, la Turquie doit le réaliser en sachant qu’elle peut compter sur l’amitié et le respect de l’Union européenne, au premier rang de laquelle devrait se trouver la France.
La proposition de loi, si elle venait malencontreusement à être votée, aboutirait a contrario à cristalliser les rancœurs et les peurs, renforçant les radicaux extrémistes de tout bord. Il est grand temps, quatre-vingt-onze ans après les événements, de faire la lumière sur leurs causes, leur déroulement et leurs effets. Ce serait à l’honneur de la France et conforme à sa tradition d’appuyer la proposition du Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, en plein accord avec le chef du principal parti d’opposition, Deniz Baykal, adressée au président de la république d’Arménie et proposant la création conjointe d’une commission composée d’historiens arméniens et turcs, en s’engageant à l’avance à en accepter les conclusions. Si des garanties supplémentaires étaient exigées, rien n’empêcherait d’explorer la possibilité d’ouvrir la commission d’historiens à d’autres spécialistes des questions internationales ou de placer ses travaux sous l’égide de l’ONU, du Conseil de l’Europe ou de l’OSCE par exemple.
La représentation parlementaire française serait bien inspirée de songer aussi à l’importance de nos liens avec la Turquie : d’ordre économique bien sûr mais aussi géostratégique, politique et culturel. Qu’elle se souvienne de l’importance de notre histoire commune avec ce pays dont le moindre aspect n’est pas celui de convictions républicaines communes. Qu’elle sache entendre la voix des élites turques francophones et francophiles et de leur « désir de France » qu’il serait criminel de décevoir, voire de trahir.
par Didier BILLION
Didier Billion est directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques
A paraître : l’Enjeu turc, Armand Colin.