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Neshe Yashin, les belles lettres de la politique chypriote

lundi 22 mai 2006, par Samuel Malibaux

Source : Libération, le 19/05/2006

Militante de la réunification, la poétesse est la première Chypriote turque à se présenter aux législatives côté grec.

- Nicosie, correspondance

Elle-même ne se berce pas d’illusions. « Il faudrait un miracle pour que je sois élue député le 21 mai », reconnaît Neshe Yashin, poétesse et première Chypriote turque à se présenter à des élections dans la très grecque république de Chypre. Les violences intercommunautaires entre chypriotes grecs et turcs ont éclaté dès l’indépendance, en 1963, de cette ancienne colonie britannique. Puis, en 1974, il y eut l’invasion turque du nord de l’île. Depuis, elle reste divisée par une ligne verte sous le contrôle de l’ONU. Au sud, les Grecs de la république de Chypre (800 000 habitants) seule autorité internationalement reconnue et membre de l’Union européenne. Au nord, l’autoproclamée république turque de Chypre du Nord (RTCN, 200 000 habitants) reconnue seulement par Ankara.

En janvier, un amendement à la Constitution a finalement autorisé le vote et l’éligibilité des quelques centaines de Chypriotes turcs résidant dans le Sud, à qui il était jusque-là impossible de participer à la vie politique. Neshe Yashin croit à la force du symbole que représente sa candidature, un véritable « défi au nationalisme ». « Si des Chypriotes grecs votent pour moi, cela voudra dire qu’ils sont pour la coexistence et prêts à partager le pouvoir avec les Chypriotes turcs », affirme cette femme menue de 47 ans. Cela fait presque dix ans qu’elle s’est installée dans le sud à majorité grecque de l’île. Une « folie », pour certains membres de sa communauté, une « trahison » pour d’autres. Mais, pour elle, « le pays est un ».

La poétesse est née dans un village mixte près de l’actuelle « frontière ». En 1963, sa famille est obligée de partir. Peu après, sa mère, enceinte, est arrêtée par des soldats grecs sur le chemin de la clinique. Elle sera contrainte d’y accoucher sous la menace. En souvenir, elle nommera son fils « Savash », ou « guerre », en turc. Pour conjurer le sort, la petite soeur de Neshe, née en 1972, est appelée « Barish », « paix ». Peine perdue : la partition de l’île est en marche. Deux ans plus tard, les troupes turques envahissent tout le nord de Chypre. « Nous aurions dû être heureux d’avoir été sauvés par l’armée turque, mais quelque chose m’empêchait de l’être », raconte Neshe Yashin. Elevée dans l’idée que « le Grec, c’est l’ennemi », elle ne peut pourtant pas réprimer une immense curiosité pour ce qui se passe de l’autre côté. Elle passe deux fois illégalement la frontière avec des contrebandiers, dans le secret espoir de se faire arrêter et de faire parler du problème. Elle échappe à la vigilance des soldats stationnés sur la Ligne verte. Elle choisit alors d’emprunter le chemin classique de l’époque. Avant l’ouverture du « mur » en 2003, le chemin le plus court pour aller de Nicosie à Nicosie, c’était de passer par Istanbul, Athènes et Larnaca. « Trois aéroports pour franchir quelques dizaines de mètres », soupire la poétesse. Elle ne s’installera vraiment au sud qu’en 1997 pour enseigner le Turc et la littérature chypriote turque à l’université de Chypre. Un geste politique, très médiatisé à l’époque, qu’elle justifie par la lassitude face au harcèlement des autorités chypriotes turques que lui valaient ses opinions proréunification. Accusée d’être une espionne payée par les Grecs, elle est poursuivie et victime de campagnes de presse qui taxent l’un de ses écrits de pornographique. Pour beaucoup de Chypriotes grecs, Neshe Yashin, précédée par sa réputation de femme de lettres, est la première Chypriote turque qu’ils voient.

Partie de l’échec

Le déclic pour son entrée en politique fut le choc du rejet par les Chypriotes grecs du plan de paix de l’ONU visant à réunifier l’île, lors du référendum du 24 avril 2004 . Les Chypriotes turcs, au contraire, votèrent massivement pour le « oui ». Neshe Yashin est approchée par les Démocrates unis, « un petit parti de gauche très courageux, réellement engagé pour la réunification », explique la poétesse déçue par le parti communiste Akel, poids lourd de la politique chypriote et longtemps pionnier du dialogue intercommunautaire, qui s’est « compromis » en soutenant le parti centre droit de l’actuel président ultranationaliste Tassos Papadopoulos.

« Certains hommes politiques ont fait du conflit leur fonds de commerce. Leur langage est celui de la séparation, du conflit, pas de la paix et de la réunification. Si le conflit prenait fin, leur discours ne serait plus vendeur », explique Neshe Yashin qui ne croit toutefois pas à une réunification dans un futur proche.

Pendant la campagne, les médias chypriotes grecs l’ont boudée. Seuls le quotidien de gauche Politis et deux publications anglophones sont venus à sa rencontre. Pas de télévision pour l’instant, ce qui lui aurait apporté une visibilité instantanée. « Ils ne sont pas habitués à voir de Chypriotes turcs, ils ne savent pas comment me traiter », explique la candidate. « Et il faut dire que le fait que je ne parle que très peu grec... », ajoute-t-elle, désolée. La poétesse avoue qu’elle ne sait pas « ce qui pourrait faire bouger les choses ». En attendant, elle prône la démilitarisation de l’île et le départ de l’armée turque. « Et de toutes les armées, précise-t-elle, pour que les Chypriotes turcs se sentent en sécurité. »

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