Lors de l’interdiction du Parti de la vertu (Fazilet), qui était déjà lui-même un avatar du Parti de la prospérité (Refah), le courant islamiste turc s’est scindé en deux tendances. L’une « rénovatrice » (yenilikçi), a rompu avec la tradition d’obéissance au chef du parti qui était alors Necmettin Erbakan, et a, sous la houlette de Recep Tayyip Erdogan et d’Abdullah Gül (le nouveau Premier ministre), fondé le Parti de la justice et du développement (AKP) dont l’« islamisme modéré » a trouvé un large écho parmi les électeurs turcs. L’autre tendance de l’islamisme turc est resté fidèle à l’héritage « islamiste » de Necmettin Erbakan est s’est structurée politiquement au sein du Parti du Bonheur (SP, Saadet) qui n’a recueilli qu’à peine plus de 2% des suffrages lors des élections du 3 novembre 2002.
Ali Bulaç, éditorialiste du quotidien Zaman, qui prévoyait plus de succès pour le SP, tente de comprendre la faiblesse électorale de ceux qui sont restés fidèles à Erbakan :
« Outre les calculs électoraux à court terme, ce qui explique le mauvais résultat du SP, c’est que ce parti était perçu comme perpétuant un style dépassé susceptible de créer de l’instabilité en remettant à nouveau sur la table des questions sensibles telles que le foulard ou les lycées islamiques. Ces électeurs potentiels du SP ont en effet été marqués par le syndrome du 28 février (le 28 février 1997, l’armée turque sonnait le glas du gouvernement Erbakan lors d’une réunion du Conseil national de sécurité). Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, les déclarations des ténors du Parti du Bonheur annonçant qu’une fois au pouvoir ils rejetteraient les accords passés entre la Turquie et le FMI ont été contre-productifs en termes électoraux. Les leaders du SP n’ont semble-t-il pas compris que l’électorat traditionnel de la mouvance islamiste turque avait changé au cours de ces dernières décennies. En effet, les couches défavorisées des grandes villes ainsi que l’électorat des petites villes de province qui avaient votés pendant les années 70 en faveur du Parti du salut national (MSP, fondé par Erbakan) et au cours des années 90 pour le Refah, ont évolué et ont aujourd’hui une autre vision du monde et d’autres revendications. Il y a vingt ou trente ans ceux qui avaient quitté la province pour les grandes villes votaient pour le MSP. Ils sont maintenant depuis longtemps déjà installés dans ces villes où leurs enfants ne pensent plus nécessairement comme eux. »
Absence d’autocritique
« Le Parti du Bonheur n’a pas compris cela et n’a donc pas su profiter de cette tradition pour susciter une nouvelle dynamique. Il y a en effet encore dans ce parti des gens jouissant d’une certaine confiance qui considèrent que le résultat de ces élections est « le fait des sionistes » ! Comme dans beaucoup d’autres situations, l’échec en politique s’explique donc aussi par la fâcheuse tendance à rechercher la faute chez les autres plutôt que chez soi. »
Dans un article intitulé « le Parti du Bonheur revient à un islamisme de guerre froide » et publié sur le site internet turc www.bianet.org, Ruşen Çakır, spécialiste de l’islam politique en Turquie, revient sur l’incapacité de ce parti à analyser correctement les résultats d’un scrutin qui ne lui a pas réussi : « Les propos du secrétaire-général du Parti Saadet (SP) Recai Kutan déclarant « Nos idées sont au pouvoir, mais notre parti n’a pas franchi la barre des 10% » peuvent peut-être paraître attrayants pour les fidèles d’Erbakan qui pensent que Recep Tayyip Erdoğan, le leader de l’AKP, cache en réalité son jeu par une attitude modérée, sauf que ces propos ne reflètent pas vraiment la réalité. Ces propos de Recai Kutan doivent être seulement considérés comme un vœu pieux dès lors que les cadres issus du mouvement islamiste turc qui forment aujourd’hui la colonne vertébrale de l’AKP ont pratiquement tous pris leurs distances, dans la foulée du processus du 28 février, vis à vis de la « Vision nationale » islamiste (élaborée par Erbakan) et qu’ils ont évolué depuis. (…) Alors que l’on peut considérer le Parti de la justice et du développement (AKP) comme un mouvement incarnant un idéal conservateur et globaliste et comparer plus ou moins le parcours de ses cadres à celui d’un Edouard Schevarnadze, d’un Haydar Aliyev ou d’un Boris Eltsine, alliant pragmatisme et populisme, et pouvant dès lors être qualifiés d’« anciens islamistes », à l’instar de ceux que l’on qualifie d’« anciens communistes », force est de constater que le Parti du Bonheur donne des signes de retour à un islamisme de guerre froide. Dans ce contexte, la démission au lendemain des élections du 3 novembre du Parti du Bonheur de Mehmet Bekaroglu et de Numan Kurtulmus, personnalités qui auraient été éventuellement capables de faire passer leur parti dans l’ère du post-islamisme, résonne comme la fin d’un espoir. »
Traduit par Pierre Vanrie pour l’Institut MEDEA