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Pain bénit pour Al-Qaeda

vendredi 10 février 2006, par Bernard Guetta

L’Express du 09/02/2006

En blessant inutilement une foi, ces caricatures ne font que servir les islamistes

L’Express est un espace de liberté. Ses lecteurs le savent. Je le savais, bien sûr, mais il me revient de le souligner alors que Denis Jeambar, ayant décidé d’engager son journal en reproduisant les caricatures de Mahomet, me laisse toute possibilité d’exposer un point de vue différent sur cette publication.

Je lui en sais gré. Je m’en sens plus fier que jamais de collaborer à L’Express, mais en quoi divergeons-nous ?

Ce n’est pas la liberté d’expression qui nous sépare. Il va de soi qu’elle doit être absolue, qu’elle fonde la démocratie et que le droit au blasphème en fait partie. Le problème est ailleurs.

Il se trouve, à ce moment de l’Histoire, que le monde musulman est tout entier travaillé par un courant politique, l’islamisme, qui voudrait fonder la renaissance d’une civilisation autrefois brillante sur la confusion des lois civiles et religieuses.

Cette quête identitaire est formidablement dangereuse. Elle l’est pour l’islam, qui fut rayonnant aussi longtemps qu’il sut s’ouvrir aux autres et amorça son déclin en se refermant sur lui-même. Elle l’est, surtout, pour la stabilité internationale, car, à chercher à affirmer les différences entre civilisations plutôt que leurs convergences, on court à leur affrontement - voire à une guerre, d’autant plus effroyable qu’elle mêlerait Dieu aux combats des hommes.

C’est parce qu’il n’y a rien, aujourd’hui, de plus inquiétant que cette poussée qu’il ne faut pas se tromper sur les moyens de la combattre.

Ce n’est certainement pas facile, mais elle commande, à coup sûr, d’être sage pour deux, de tout faire pour séparer les islamistes des musulmans et les djihadistes des islamistes, de ne rien faire, autrement dit, qui favorise l’extension de ce mouvement et la montée, en son sein, de ceux qui prêchent ouvertement la guerre sainte, la souhaitent et s’y emploient.

C’est là qu’on en arrive à ces caricatures. Si total que soit le droit de les publier, on ne gagne rien à les reproduire, car, à représenter la figure du Prophète alors même que cet interdit vise à empêcher son instrumentalisation séculaire, on ne fait que choquer d’un coup tous les musulmans. A répéter cela de titre en titre, on finit par donner l’impression, autrement plus grave, que ces caricatures danoises traduiraient une volonté délibérée de la presse européenne de blesser dans leur foi 1 milliard d’hommes et de femmes, et quel en est le résultat ?

Les violences qui se sont répandues du Proche-Orient à l’Asie ne le disent que trop. Les islamistes ont trouvé là l’occasion rêvée d’exacerber les passions du monde musulman en lui martelant, preuves en main, qu’il serait en butte à de nouvelles croisades. Tous ceux des musulmans qui plaident un « aggiornamento » de l’islam se trouvent sommés de choisir entre le blasphème et la foi. Oussama ben Laden, Mahmoud Ahmadinejad et le régime syrien dansent de joie dans cet incendie qu’ils attisent pour servir leurs desseins respectifs. Ces caricatures sont pain bénit pour ceux-là mêmes qu’elles croient viser.

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