Logo de Turquie Européenne

Le palais de France

A l’écoute de la Sublime Porte

mardi 13 décembre 2005, par Jean Michel Demetz

L’Express du 08/12/2005

de notre envoyé spécial Jean-Michel Demetz

Ici se niche la plus ancienne de nos représentations diplomatiques, témoin des relations privilégiées établies dès le XVIe siècle avec la Turquie. Une histoire riche et tumultueuse, qui ressemble un peu à celle de ce bâtiment, plusieurs fois détruit et toujours reconstruit

C’était au temps où Paris et Istanbul s’aimaient d’un amour bien compris. Avec une audace proprement scandaleuse, le fils aîné de l’Eglise, le roi François Ier, vient de conclure une alliance militaire de revers avec le mahométan Soliman le Magnifique contre l’ennemi commun, la maison des Habsbourg d’Autriche. Nous sommes en 1536, quatre-vingts ans seulement après la chute de Constantinople. La Sublime Porte voit son rang reconnu au sein du concert européen des nations. La cour de France comprend que, pour peser sur le continent, il lui faut étendre son influence aux marges de l’Europe. L’alliance militaire a des effets immédiats. La flotte du sultan passe l’hiver au mouillage à Toulon. Lors de la bataille de Lépante, au large du golfe de Corinthe, qui donne un coup d’arrêt à l’expansion ottomane en Méditerranée, en 1571, toutes les flottes chrétiennes sont représentées - sauf les galères du souverain français. « Les roys de France avoient deux alliances et affinitez, desquelles ne s’en devaient jamais distraire et despartir pour chose du monde : l’une celles des Suysses et l’autre celle du grand Turc », écrit alors Brantôme dans ses Vies des hommes illustres et des grands capitaines.

Un lieu incarne, à Istanbul, cette relation particulière. On l’ignore le plus souvent à Paris, mais c’est probablement le site diplomatique le plus ancien de la France à l’étranger. Acquis entre 1591 et 1605, le terrain sur lequel s’élève alors le palais de France, « au milieu des vignes de Péra », offre toujours un vaste panorama étourdissant de beauté et d’histoire. Certes, les vignes ont disparu depuis longtemps et Péra (rebaptisé Beyoglu) est désormais un des quartiers du centre d’Istanbul qui aimantent branchés et promoteurs saisis par le démon de la réhabilitation. Mais la vue reste aussi dégagée, au-dessus des quartiers de Galata et de Tophane, vers la pointe du Sérail et, plus loin, les îles des Princes.

Le bâtiment actuel, qui sert de résidence au consul général et à l’ambassadeur quand il n’est pas à Ankara, date de Louis-Philippe. C’est la quatrième incarnation d’une ambassade plusieurs fois détruite par les incendies. Ces dernières années, l’immeuble évoquait davantage le palais de La Belle au bois dormant que le cadre enchanteur des dîners fins ou des soirées brillantes de l’ambassadeur Paul Cambon dans le Péra encore cosmopolite de la fin du XIXe siècle. Les goélands nichaient dans la tuyauterie. La pluie s’infiltrait par les plafonds. Des bassines en plastique parsemaient la verrière de Lalique. Les planchers des salles de réception s’effondraient. Depuis peu, toutefois, le palais est en cours de restauration. La façade en pierre de Malte a été ravalée. La loge des concierges, qui s’était affaissée lors des récents travaux de construction du métro sous la résidence, est en cours de reconstruction.

Autour de l’ambassade, c’était, à l’époque ottomane, une véritable petite cité qui organisait sa vie. Ceint de murs, le palais de France regroupe plusieurs bâtiments. Le régime des Capitulations avait donné des privilèges aux commerçants de Marseille. Il conférait à la monarchie capétienne, puis à la République, la protection des prêtres et des chrétiens catholiques d’Orient. La maison du Roi vivait en autarcie ; elle avait son tribunal capitulaire, son couvent de missionnaires, son école d’interprètes. Voulue par Colbert, l’Ecole des jeunes de langues - les interprètes en turc, arabe, grec, arménien, les fameux drogmans, reconnaissables à leur somptueuse livrée - a été fondée en 1669 : elle est d’un siècle l’ancêtre de l’Ecole des langues orientales, créée par la Révolution à Paris. Aujourd’hui occupé par l’Institut français d’études anatoliennes, le bâtiment est voué aux chercheurs français en poste ou de passage. « Les usagers des bureaux sont priés de vérifier qu’ils ne laissent pas de chat derrière eux », peut-on lire sur la porte d’entrée. Bel hommage des savants austères aux félins sauvages des rues alentour qui sont les gardiens et les vrais maîtres des lieux. Plus loin, toujours dans l’enceinte, en contrebas du jardin, l’ancien tribunal, orné de la devise « Loi-Force-Justice », a été récupéré par l’école française voisine Pierre-Loti. Au fond de la cour, sur la droite, Saint-Louis-des-Français. Ce sont des capucins envoyés à l’initiative du père Joseph, l’ « éminence grise » du cardinal de Richelieu, qui vont recevoir l’autorisation - tant attendue du sultan - de bâtir l’église, en 1673 : jusqu’alors, la messe était dite dans un placard, soigneusement refermé une fois l’office prononcé. Placés sous la protection spéciale du roi de France, les capucins sont autorisés par firman du sultan à circuler librement dans l’empire pour peu qu’ils n’attaquent pas le Coran ni ne se prêtent à une propagande intempestive.

Arrivé en 1959, le frère Aloys est le dernier des capucins français. Il se souvient des processions du Saint-Sacrement dans les jardins du palais de France avec l’aide du personnel de l’ambassade (« La laïcité en prenait un coup ! ») : sous les sultans, ces processions étaient autorisées hors de l’enceinte diplomatique. « Dans les années 1960, témoigne-t-il, les chrétiens étaient plus nombreux à Beyoglu. » Son successeur, le frère Gwenole, un franciscain, confirme : « Quelques personnes âgées mises à part, je ne compte plus, parmi mes ouailles, de Levantins, ces descendants des vieilles familles italiennes et françaises installées en ville depuis des siècles et placées sous la protection de la France. Les jeunes sont partis pour l’Europe occidentale ou l’Australie. »

L’alliance du goupillon et du tableau noir a dessiné une carte du Tendre de la présence française à Istanbul. A côté de l’école et du lycée français proprement dits, on ne trouve pas moins de cinq établissements secondaires privés, autrefois religieux (« les Saints »), qui continuent à enseigner en français. A Galatasaray, le lycée francophone du même nom a été voulu par le sultan Abdulaziz, impressionné par les grands lycées parisiens qu’il avait découverts, en 1867, lors de sa visite de l’Exposition universelle - le premier séjour d’un sultan en dehors de l’empire. Pépinière de cadres, le Lycée impérial ottoman suit un programme d’éducation élaboré par Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique de Napoléon III. « Le français est alors naturellement la langue de la modernisation et de l’occidentalisation », explique Pierre Chuvin, directeur de l’Institut d’études anatoliennes. Avec des conséquences immédiates. « Pour la première fois, raconte Georges Doumergue, directeur des études françaises au lycée de Galatasaray, on réunissait des élèves de confessions différentes sous le même toit, au risque de susciter les foudres des cheikhs et les menaces d’excommunication du pape. » Longtemps refuge de la bourgeoisie istanbuliote, Galatasaray est désormais ouvert aux élèves sortant du primaire par la voie du concours et s’enorgueillit d’accueillir les meilleurs. Dans cette société de réseaux qu’est le tissu social turc, l’amicale des anciens de Galatasaray, où se retrouvent intellectuels, diplomates et hommes d’affaires de premier plan, pèse de tout son poids. En sortant de Galatasaray, quand on remonte l’Istiklal, l’artère piétonnière de Beyoglu, juste avant d’arriver sur la place Taksim, un autre édifice arbore le drapeau tricolore. L’ancien hôpital des marins marseillais abrite de nos jours le consulat et l’Institut culturel français.

Les diplomates français en poste auprès de la Sublime Porte ne cachaient pas leur fascination pour Constantinople. La liberté des m�urs les enivrait. Une ambassadrice disparaît plusieurs jours : elle a réussi à entrer dans le Sérail où, découverte, elle est gardée quelque temps par le sultan, galant homme. L’ambassadeur Vergennes (que l’on découvre costumé à l’ottomane, dans un portrait exposé au nouveau musée de Péra), avant de devenir le grand ministre des Affaires étrangères de Louis XVI, vit en concubinage avec une jeune veuve à la réputation légère qui lui donne deux enfants. Quand il officialise la liaison par un mariage, le scandale est grand à Versailles. Vergennes est rappelé.

Les Ottomans, à leur tour, ont été séduits par le prestige des monarques français, puis du second Empire en pleine réforme. Mustafa Kemal, nourri des lectures des Lumières et du positivisme d’Auguste Comte, façonne la République turque sur le modèle jacobin, laïque et centralisateur, de la IIIe République.

Il reste, aujourd’hui, de cette francophilie une blessure. Le ressentiment est profond à l’encontre de Paris : les hésitations au sommet de l’Etat et la vive opposition populaire à la candidature turque à l’Union européenne ont surpris et déçu. Soupirants éconduits, les francophiles d’Istanbul cèdent au dépit amoureux. Sur le campus de l’université (francophone) Galatasaray, voulue par François Mitterrand et Turgut Ozal en 1992, Seyfettin Gürsel, directeur du département d’économie, met en garde : « Nous comprenons les enjeux de politique intérieure, mais ils risquent de causer des dommages irréparables entre ces deux pays. » A l’Institut d’études européennes, Cengiz Aktar ne veut pas insulter l’avenir : « La Turquie est un chantier où la France peut jouer le rôle qui est celui de l’Allemagne en Europe centrale. Impliquez-vous au lieu de vous morfondre et de pleurnicher ! »


Le padichah François Ier

Le texte suivant date de 1572. Il est extrait de La Première Histoire de France en turc ottoman (publiée par les éditions l’Harmattan) et contient la chronique des rois de France, nommés padichah en turc. C’est un document inédit, exhumé il y a une dizaine d’années à la bibliothèque de Dresde, où, de la Sublime Porte, il dut arriver, via la Pologne. Il montre l’ancienneté de l’intérêt manifesté par les sultans à la France. Voici, en abrégé, ce qui y est dit de François Ier.

« Le cinquante-huitième padichah de France s’appelait François Premier. Comme le susdit Louis [Louis XI] Padichah n’avait pas de parent plus proche, le sultanat fut transmis à celui-ci en l’année mille cinq cent quatre. Comme, au temps de son sultanat, le susdit dépensa, ouvrit et dévoila les mines de sa générosité pour faire avancer et se révéler les gens de savoir ésotérique et exotérique, le nom de “Père des savoirs” lui fut donné. Il aimait tant le savoir qu’il fonda dans la ville de Pârîz trois medrese pour qu’on y pût apprendre la science en trois langues : la science du latin (�ilm), celle du grec (ûrûm) et celle de l’hébreu (yahûdî)...

Le susdit padichah exerça le sultanat pendant trente-deux années et mourut à Rambûlyet et fut enterré à Sân-De-nîz en l’année 1537. »

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

Nouveautés sur le Web

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0