Par Luc Le Chatelier
Destruction des vieux quartiers, constructions sauvages, non-respect des normes anti-sismiques : l’ancienne perle du Bosphore, en faisant table rase de son passé et en poussant ses pauvres hors de la ville, pourrait y perdre son âme… A moins que le débat sur l’urbanisme ne soit porté sur la place publique. Suite de notre week-end stambouliote.
Du vieux quartier gitan de Sulukule, à l’abri des remparts, il ne reste presque rien. A peine quatre ou cinq maisons branlantes au milieu d’une mer de gravats où, ce jour-là, sous un soleil de février voilé par la fumée des poêles à charbon, un homme et son fils tentent de sauver quelques effets personnels. Pourtant, ici, dans ces ruelles, pendant de longs mois, intellectuels, artistes et habitants se sont mobilisés. En vain. Ni leurs protestations, ni leur projet alternatif présenté au Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, ni leur intervention devant le Parlement européen, ni même le courroux de l’Unesco, inquiète de la démolition de ce quartier ancien mitoyen d’une zone classée au patrimoine mondial n’empêchèrent les bulldozers de tout broyer en plein hiver, jusqu’au tracé des rues, inchangé depuis l’an mille. But de cette rénovation « à la chinoise » : chasser les pauvres de la ville historique pour installer, dans des résidences de style néo-ottoman, la nouvelle bourgeoisie proche du pouvoir islamiste « modéré ». Quant aux expulsés, ils se sont vu proposer un relogement à quarante kilomètres de là, dans l’arrondissement de Tasoluk, en grande banlieue de cette ville tentaculaire qu’est devenue Istanbul, et à des prix excessifs pour la plupart. Deux mois après, sur les 344 familles qui avaient accepté le déménagement, seulement cinq ont tenu le coup. Les autres sont revenues aux alentours de Sulukule, dans les anciens quartiers juif ou grec orthodoxe de Banat ou Fener, où ils vivent dans des conditions encore plus précaires. « On n’a pas gagné, reconnaît le sociologue Vicki Çiprut, impliqué dans le combat, mais on n’a pas tout perdu non plus : pour la première fois en Turquie, il y a eu sur la place publique – à la télévision, dans les journaux, dans la rue – le début d’un débat sur le droit au logement et le type d’urbanisme que l’on veut, respectueux des gens, de leur histoire et de celle de la ville. »
« C’est une petite révolution », reconnaît Isik Aydemir, architecte stambouliote expert auprès de l’Unesco. « Depuis trop longtemps, le destin d’Istanbul et de ses habitants oscille entre le fait du prince (ou des princes des affaires) et une bureaucratie qui laisse la porte ouverte à toutes les combines : ils ont même réussi à construire sans autorisation des gratte-ciel en plein centre ! » Le bilan est accablant pour le patrimoine. Certes, les monuments emblématiques – Sainte-Sophie, la mosquée Bleue, la Süleymaniye, les vieilles églises byzantines, la tour de Galata ou le palais de Topkapi – sont bien entretenus. « Les vingt-six kilomètres de remparts, en revanche, subissent les assauts des marchands de béton qui ont décidé, avec l’approbation des pouvoirs publics, de les reconstruire, alors qu’il suffirait de les consolider ! s’étouffe Isik Aydemir. On aura bientôt dépensé plus d’argent dans cette affaire que dans la construction du métro sous le Bosphore, autrement plus important et prévu pour 2013, mais qui semble prendre du retard. »
“Comme les gens n’ont pas le droit
de transformer les maisons en bois
ni les moyens de les réparer, ils éventrent
le toit et attendent qu’elles tombent.”
Pour le petit patrimoine enfin, en particulier les rares maisons en bois encore debout, la réglementation est tellement tatillonne... que tout le monde la détourne. L’architecte Korhan Gümüs, directeur des projets urbains pour « Istanbul 2010/Capitale européenne de la culture », constate le désastre : « Comme les gens n’ont pas le droit de les transformer ni les moyens pour les réparer, ils éventrent le toit et attendent qu’elles tombent, quand ils n’y mettent pas le feu pour récupérer le terrain. Et ce ne sont pas les quelques pastiches aux couleurs pimpantes près de Sainte-Sophie qui sauveront cette mémoire. » La pratique de l’abandon n’est pas nouvelle. Dans ses souvenirs d’enfance, Orhan Pamuk, né en 1952, Prix Nobel de littérature (1), raconte déjà comment les familles de l’aristocratie stambouliote délaissaient leurs vieux konaks (palais, souvent en bois), pour vivre « à l’européenne » dans des appartements modernes avec ascenseur et salle de bains. « Aujourd’hui encore, dans l’esprit des gens, habiter une vieille maison, c’est la pire des déchéances, explique Pierre Pinon, architecte français, professeur à l’école de Chaillot et grand amoureux d’Istanbul. Dès qu’ils ont trois sous, ils achètent des parpaings pour se faire un gecekondu [littéralement, « poussé dans la nuit »] évidemment sans plan ni permis de construire. » Résultat : 60 % du bâti de l’agglomération d’Istanbul n’a pas d’existence légale et ne respecte pas les normes sismiques, pourtant indispensables dans cette ville à cheval sur la faille nord-anatolienne – le 17 août 1999, une violente secousse a fait près de 20 000 morts, dont 1 000 à Istanbul, pourtant située à 90 kilomètres de l’épicentre. Outre ce danger bien réel, les habitants, dans l’illégalité, vivent aussi sous la menace de la loi 5366 dite « renouveler pour protéger » dont les responsables politiques, avant chaque élection, jouent à l’envi, maniant alternativement la carotte (« on peut régulariser si... ») et le bâton (« il faut démolir »)
“Ici, toute demeure mortelle est de bois,
toute demeure d’Allah est de pierre.”
Il y a dans ce risque permanent d’apocalypse comme une fatalité millénaire. Entre razzias, incendies, tremblements de terre et tentatives de modernisation, Byzance-Constantinople-Istanbul n’a cessé de renaître de ses cendres. Théophile Gautier notait déjà, en 1852, qu’« une maison turque de plus de cent ans est une rareté à Stamboul ». Sans doute parce que l’essentiel du tissu urbain, jusqu’au début du XXe siècle, était inflammable, comme le remarqua à son tour Le Corbusier lors d’un voyage sur les rives du Bosphore, en 1911 : « Ici, toute demeure mortelle est de bois, toute demeure d’Allah est de pierre. » Un siècle plus tard, la plupart de ces vieilles maisons sont parties en poussière ou en fumée. « Hormis les grands monuments et quelques tracés urbains, Istanbul est essentiellement une ville du XXe siècle », constate l’architecte Pierre Pinon, qui a recensé (2) les plus beaux immeubles construits au tournant du siècle dans le « quartier européen » de Beyoglu. Il s’arrête en particulier devant quelques beaux spécimens Art nouveau et se délecte des arabesques chantournées d’une architecture orientaliste inventée alors pour la bourgeoise ottomane par des architectes occidentaux, notamment le long d’Istiklal, la rue piétonne toujours noire de monde.
Quand Mustafa Kemal, dit Atatürk (1881-1938), énergique réformateur laïc et républicain, prend le pouvoir en 1923, il installe la capitale à Ankara, mais décide aussi de tourner son Istanbul natale vers l’avenir. Il fait appel à un urbaniste français, Henri Prost, Grand Prix de Rome et auteur du plan directeur des villes de Rabat et de Casablanca. Son projet, mené de 1936 à 1951, prévoyait, à l’instar d’Haussmann à Paris, l’élargissement des voies principales (en partie réalisé), la création d’un deuxième pont sur la Corne d’or (l’actuel pont Atatürk) et le dégagement, au nord du quartier de Beyoglu, de l’immense place de Taksim, centre névralgique de la métropole moderne (effectué). Subjugué néanmoins par la silhouette unique de la presqu’île historique vue depuis le Bosphore ou les hauteurs de Galata, avec les mosquées se découpant sur le ciel, Prost instaura une règle toujours en vigueur, qui limite drastiquement dans ce périmètre la hauteur de toute construction nouvelle. Ailleurs, c’est une autre affaire...
« Allez voir à Levent, le nouveau quartier de la finance, au bout de la deuxième ligne de métro qui part de la place Taksim », conseille l’architecte Isik Aydemir. Dès la sortie à l’air libre, le dépaysement est total : des tours grises de quarante étages, un entrelacs de voies rapides hostiles aux piétons, et au milieu, derrière une nappe de parking, un gigantesque centre commercial où l’on retrouve toutes les grandes enseignes du prêt-à-porter mondial, à mille lieues – et cinq stations de métro ! – du Grand Bazar. Trois rues plus loin, après le dernier immeuble de marbre rose et glaces sans tain abritant un organisme financier manifestement florissant, se cache à flanc de colline un quartier de petites maisons noyées dans la verdure qui débouche bientôt sur une place bordée de terrasses de bistrots où les salariés des tours voisines viennent déjeuner sur le pouce. Mis à part quelques détails, les amoncellements de noisettes et d’abricots secs à la devanture d’une épicerie, les simit (petits pains ronds au sésame) du boulanger ambulant et les dizaines de taxis jaunes, la main sur le klaxon, qui se faufilent vaille que vaille, on pourrait se croire à Marne-la-Vallée, Buenos Aires, ou dans n’importe quel faubourg d’une grande ville du XXIe siècle. Istanbul ne se réduit pas aux quelque 1 500 hectares centraux recensés dans les guides, ni à l’image exotique de « perle de l’Orient » belle, sale et grouillante. Elle est passée de 1 million d’habitants en 1960 à quelque 12 millions aujourd’hui, et déborde largement des remparts érigés par l’empereur Théodose II au Ve siècle. « Vu d’avion, tout cet étalement urbain manque un peu de plan directeur, et les déplacements, en transports en commun ou, pis, en voiture, relèvent du cauchemar », reconnaît le professeur d’architecture Atilla Yücel (3), qui peste aussi contre le mauvais entretien de l’espace public et le mépris de la problématique environnementale. Mais, rien à faire, il « adore Istanbul », cette ville anarchique, contrastée, industrieuse, où les quartiers misérables jouxtent les centres d’affaires, tandis que les classes moyennes ne rêvent que d’une petite maison avec petite piscine dans un lotissement bien gardé, avec la vue, au loin, sur les cargos russes qui remontent en ahanant vers la mer Noire. Pour la vue, on signe tout de suite !
(1) “Istanbul”, d’Orhan Pamuk, 2008, éd. Gallimard.
(2) “Fragments d’une capitale architecturale”, extrait de “Istanbul : histoire, promenades, anthologie & dictionnaire”, sous la direction de Nicolas Monceau, 2010, éd. Robert Laffont.
(3) L’un des dix-neuf auteurs de “Istanbul, ville monde”, 2009, La Pensée de midi n° 29, Actes Sud.