Istanbul Correspondance
Attendue de longue date par la Commission européenne, la réforme de la Constitution turque, héritée de la junte militaire de 1980, était devenue un serpent de mer depuis la réélection du parti islamo-conservateur (AKP) de Recep Tayyip Erdogan, en 2007. Le gouvernement turc a finalement rendu public, lundi 22 mars, un projet de révision de 26 articles destiné à mettre le pays « en conformité avec les normes européennes », selon le vice-premier ministre, Cemil Ciçek.
« La Turquie ne peut pas avancer. Des changements sont nécessaires », a fait valoir le bras droit de M. Erdogan. Le projet, s’il est adopté par les députés, réduira nettement les possibilités d’intervention des militaires dans la gestion des institutions : le système de nomination du Haut Conseil des juges et des procureurs (HSYK) sera entièrement réformé, se rapprochant des modèles européens. Les possibilités de traduire en justice des soldats en exercice seront étendues et la dissolution des partis politiques ne sera plus possible sans l’assentiment du Parlement.
L’opposition à l’AKP s’est immédiatement mobilisée. Le leader du parti kémaliste CHP (Parti républicain du peuple), Deniz Baykal, a dénoncé, mardi, une réforme « guidée par la peur d’une fermeture ». L’AKP avait frôlé la dissolution, en 2008, après un procès lancé par des magistrats réputés proches de l’armée, qui lui reprochaient d’avoir tenté d’autoriser le port du voile à l’université.
Tensions avec l’armée
Les juges du Conseil d’Etat, dont le pouvoir exorbitant est menacé par ce projet, se sont élevés contre les articles qui représenteraient « un pas en arrière pour l’indépendance de la justice », selon le président de la Haute Cour, Mustafa Birden. « Il touchera à la séparation des pouvoirs et à la structure légale de l’Etat », craint-il.
Cette offensive du gouvernement intervient dans une période de tensions avec l’armée et les institutions judiciaires, qui accusent M. Erdogan de vouloir les mettre au pas.
Au cours d’une conférence de presse le 13 mars à Istanbul, le ministre de la justice, Sadullah Ergin, s’est pourtant défendu d’un tel objectif. « Ce qui est perçu comme un affrontement entre le gouvernement et la justice est en réalité une résistance aux réformes européennes », a-t-il assuré. « En Turquie, a-t-il dit, la justice a souvent outrepassé son rôle en créant de nouvelles règles et en empiétant sur le pouvoir du Parlement. Nous essayons d’établir une séparation des pouvoirs, de renforcer l’indépendance de la justice sans esprit partisan. »
De fait, les juges se sont régulièrement érigés en opposants à l’actuel gouvernement et demeurent intouchables selon l’actuelle Constitution turque. Les sept membres du HSYK sont nommés par les présidents des plus hautes cours du pays, ce qui crée « un étroit système de cooptation », selon M. Ergin. Avec la réforme proposée, un tiers des 21 membres du Conseil de la magistrature sera nommé par le Parlement ou par le président de la République, comme c’est le cas dans la plupart des pays européens. Le reste demeurera de la compétence des juges eux-mêmes.
Mais « il faut s’attendre à voir le camp laïque jeter toutes ses forces dans la bataille pour empêcher cette tentative de réforme et défendre en fait les positions les plus solides qu’il conserve dans le système mis en place, à l’origine, par la Constitution de 1982 », estime le juriste Jean Marcou, directeur de l’Observatoire de la vie politique turque.
Cette révision de la Constitution, qui pourrait également renforcer le droit syndical et autoriser des poursuites contre des responsables du coup d’Etat de 1980, reste un premier pas. Pour entrer en vigueur, elle devra être adoptée par deux tiers des députés, soit 367, mais le parti au pouvoir ne dispose que de 337 sièges.
En cas d’échec probable devant le Parlement, le gouvernement a annoncé son intention de soumettre la réforme à référendum avant l’été.