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Le génocide arménien admis par des intellectuels turcs

dimanche 25 avril 2010, par Guillaume Perrier

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Djemal Pacha

« Dans mon enfance, tout ce que j’ai appris de mon grand-père, c’est qu’il était un pacha ottoman très important. Puis qu’il a été assassiné par un Arménien. Sans savoir pourquoi. » Calmement, Hasan Cemal, éditorialiste influent du journal turc Milliyet, raconte son histoire familiale. Dans un coin de son bureau est punaisé un petit portrait en noir et blanc de son grand-père.

Son aïeul, Ahmet Cemal, dit Cemal Pacha, était, avec Enver et Talat, l’une des trois têtes du gouvernement nationaliste « jeune turc » au pouvoir à la fin de l’Empire ottoman. L’un des trois architectes du génocide des Arméniens d’Anatolie, lancé le 24 avril 1915 à Istanbul, et dont le 95e anniversaire est célébré samedi 24 avril. Comme tout Turc, Hasan Cemal n’a longtemps connu que le récit officiel des massacres : « A l’école et à l’université, on apprend que les Arméniens coopéraient avec les ennemis et qu’il fallait qu’ils soient déportés vers la Syrie. On ne sait rien de la réalité historique. La Turquie a été maintenue dans l’obscurité. »

Les premiers écrits de l’historien Taner Akçam, au début des années 1990, ont ouvert une brèche dans cette politique du déni, à l’œuvre depuis près d’un siècle. « Son courage a marqué un tournant, reconnaît M. Cemal, c’est lui qui a déverrouillé mon esprit. Puis c’est Hrant Dink [journaliste turc d’origine arménienne assassiné en 2007] qui a ouvert mon cœur. Aujourd’hui, les choses ont changé. » Au point qu’en novembre 2009, le petit-fils de Cemal Pacha participait, à Harvard, à une conférence sur le génocide de 1915, pour raconter son cheminement personnel. En 2008, il s’est rendu à Erevan, où il s’est recueilli au mémorial du génocide. Il a aussi tenu à rencontrer le petit-fils de l’assassin de son grand-père, tué par un Arménien à Tbilissi, en 1922.

Le négationnisme officiel de l’Etat turc se fissure de l’intérieur. Pour la première fois, des manifestations publiques sont organisées, samedi à Istanbul, pour commémorer la rafle de 220 membres de l’intelligentsia arménienne, en 1915. Des rassemblements devant la gare d’Haydarpacha, d’où est parti le premier convoi de déportation, et sur la place Taksim, au cœur de la ville.

Bien sûr, les pressions se sont multipliées sur les organisateurs. A Ankara, une conférence organisée par l’association pour la liberté de pensée a été annulée au dernier moment. L’hôtel qui devait l’accueillir a prétexté des fuites d’eau dans le toit. Mais selon l’expression du politologue Cengiz Aktar, « les djinns sont sortis de leur bouteille », le tabou est levé. « Le temps de l’action est venu, explique l’auteur de L’Appel au pardon (éd. CNRS). Aujourd’hui en Turquie, il y a une tentative sérieuse de développer une politique de mémoire. »

Un groupe d’intellectuels, dont Cengiz Aktar, est à l’origine d’une pétition, rédigée en 2008, demandant « pardon » aux Arméniens ottomans pour « la grande catastrophe qu’ils ont subie en 1915 ». Elle a été signée par plus de 30 000 citoyens turcs.

L’emploi de l’expression « grande catastrophe » plutôt que du mot « génocide » a provoqué un débat dans la communauté intellectuelle et a été diversement apprécié dans la diaspora arménienne. « Bien sûr que c’est un génocide, mais le mot ne passerait jamais. La reconnaissance par l’Etat comme préalable est irréaliste », répond M. Aktar.

Militante à l’association des droits de l’homme (IHD), Ayse Günaysu défend l’autre approche. « Sans reconnaissance officielle, rien ne peut se passer. C’est une position morale. Nous devrions tous ressentir cette honte », dit-elle. Un avocat d’Ankara a déposé, en mars, une action en justice pour demander la reconnaissance du génocide et la condamnation de Talat Pacha. Un procès est ouvert contre lui pour « insulte à la nation turque ».

Depuis quelques années, les confrontations, directes ou indirectes, des intellectuels avec l’Etat turc se sont multipliées. En 2005, l’écrivain Orhan Pamuk s’était attiré les foudres de la justice pour avoir déclaré qu’« un million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués sur ces terres ». Deux ans plus tard, l’émotion déclenchée par l’assassinat du journaliste Hrant Dink ouvrait la voie à une remise en question de l’histoire officielle, d’une ampleur inédite.

Le débat s’invite sur les plateaux des émissions de télé ou dans les librairies. Les milieux culturels et de la recherche universitaire ont commencé à s’emparer du sujet. « On est dans la recherche d’un passé enfoui sous la superstructure de la République », constate Vincent Duclert, historien auteur de L’Europe a-t-elle besoin des intellectuels turcs ? (éd. Armand Colin). « Il y a en Turquie une vraie tradition d’intellectuels dissidents et une progression de la liberté de l’histoire, poursuit-il. La question est de faire baisser l’intensité du nationalisme qui nourrit le négationnisme. »

Ce débat apporte la contradiction au discours officiel, présent sur les sites Internet des institutions turques et dans les médias. « Mais dans les villages, les gens ne sont pas dupes, note Cengiz Aktar. Ils savent que pendant des années, leurs champs n’ont pas pu être cultivés parce que le menuisier arménien n’était plus là pour réparer la roue de la charrue. » Grâce à cette ouverture, les intellectuels ont pu porter de nouvelles questions sur la place publique. Celle du pardon, et aussi celle des réparations pour les spoliations dont les Arméniens d’Anatolie ont été victimes.

Source : Le Monde du 23 avril 2010

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Sources

  • 1896-1898 Massacres ordonnés par l’empereur Abdülhamit.
  • 1909 Massacre de 30 000 Arméniens de Cilicie (Adana).
  • 24 avril 1915 Arrestation de 220 intellectuels et artistes arméniens à Istanbul. Début des déportations et du génocide.
  • 2006 Parution d’Un acte honteux : le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, de Taner Akçam.
  • 2010 La Turquie admet la mort d’environ 300 000 Arméniens à la suite de déportations, mais nie toute planification.

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