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La Turquie et l’Union Européenne, comme deux trains sur le point d’entrer en collision

mardi 3 octobre 2006, par Joschka Fischer

Le Matin (Maroc) - 27/09/2006

En intervenant au Liban, les Européens ont pris une décision radicale, risquée et, en même temps, juste.

L’avenir de la sécurité européenne se décidera effectivement à l’est du bassin méditerranéen et au Proche-Orient.
Qu’elle le veuille ou non, l’Europe joue désormais un rôle stratégique dans cette partie du monde. Si elle échoue, le prix à payer sera très élevé.

Compte tenu des risques considérables pris par l’Europe, en ayant pleinement conscience de leurs conséquences, il est de la plus haute importance d’élaborer, dans cette région, une « grande stratégie » afin que l’Europe puisse clairement et calmement définir ses intérêts. Quelle que soit la teneur de cette grande stratégie, la Turquie devra occuper une place centrale - aux niveaux politique, militaire, économique et culturel.

A l’heure actuelle, il est crucial d’établir une relation solide et infrangible avec la Turquie, clé de voûte de la sécurité régionale, en vue de protéger les intérêts de l’Europe.

Il est donc incroyable que l’Europe fasse exactement le contraire et qu’elle continue à fermer les yeux sur la question stratégique posée par la Turquie.
La réussite de la modernisation et de la démocratisation de la Turquie - grâce à une société civile influente, à l’État de droit et à une économie moderne - ne sera pas seulement hautement bénéfique pour le pays. Elle permettra également d’exporter la stabilité, servant de modèle pour transformer le monde islamique.
Par-dessus tout, la modernisation réussie d’un grand pays musulman profitera très certainement à la sécurité du Vieux continent.

Depuis l’époque de Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, l’évolution du pays repose sur des perspectives occidentales et européennes. Depuis 43 ans elles ont largement été définies par l’intérêt de la Turquie à rejoindre l’Union européenne et par les promesses d’adhésion de cette dernière. Mais l’Europe se délecte de son désintérêt quant à l’état de ses relations avec sa voisine, au moment même où, pour reconnaître le rôle crucial de la Turquie en matière de sécurité européenne, il suffit de jeter un simple coup d’oeil aux crises qui sévissent à l’est de l’Europe : le conflit au Proche-Orient, les tensions en Iran, en Irak, en Syrie, en Asie centrale et dans le Caucase du Sud, le terrorisme islamique, l’émigration et les menaces qui planent sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe.

La Commission européenne prévoit de publier à l’automne un rapport sur l’état d’avancement des négociations de l’accession de la Turquie à l’Union européenne.

Ce rapport pourrait bien entraîner une situation périlleuse, car il risque de faire dérailler l’ensemble du processus.
Le désaccord majeur concerne Chypre.

La Turquie a refusé d’ouvrir ses ports, ses aéroports et ses routes à la République de Chypre, alors qu’elle y est tenue par le protocole d’Ankara, qui fixe ses conditions d’adhésion. La Turquie justifie son refus par l’échec de l’Union européenne (à la suite d’un veto du gouvernement chypriote grec de Nicosie) à respecter son engagement de développer les échanges commerciaux avec la partie nord de Chypre, régie par la Turquie.

L’Union européenne s’y était engagée au Conseil de l’Europe en décembre 2003, puis officiellement lors du Conseil des ministres des Affaires étrangères en avril 2004. Mais à ce jour, elle n’a toujours pas tenu ses promesses. C’est donc Ankara - et non l’Union européenne ! - qui a raison sur ce point. Avec la signature du protocole d’Ankara, le gouvernement du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a obtenu ce qui était considéré jusqu’alors comme inimaginable : il a brisé l’opposition vieille de dizaines d’années des Chypriotes turcs à tout compromis entre les deux parties de Chypre.

Le Nord turc a accepté le plan de Kofi Annan, Secrétaire général des Nations unies (fermement soutenu par l’UE), visant à résoudre ce conflit ancien. Mais le Sud grec de l’île, attisé et enflammé par son gouvernement, l’a rejeté. Il serait profondément injuste que le rapport de la Commission européenne tienne la Turquie pour responsable du refus de concessions supplémentaires à la partie grecque de l’île au lieu de blâmer le gouvernement de Nicosie, désormais membre de l’Union européenne, qui est à l’origine du blocage.

Certains acteurs de l’Union européenne - principalement en France, en Allemagne et en Autriche - semblent se réjouir avec suffisance d’une éventuelle querelle sur le sujet, pensant qu’elle inciterait la Turquie à renoncer à son adhésion. Cette attitude est irresponsable.

L’Union européenne est sur le point de commettre une grave erreur stratégique en acceptant que son rapport d’automne se laisse guider par les considérations de politique interne peu clairvoyantes de certains États membres influents. Et quelles seraient les perspectives de la Turquie en dehors de l’Union européenne ? Des illusions panturques ? Un retour vers l’Orient et vers l’Islam ? Aucune de ces possibilités ne paraît valable. Pourtant, la Turquie ne restera pas les bras croisés à attendre devant la porte de l’Europe. L’attitude européenne pousse Ankara à se rapprocher de la Russie et de l’Iran, ses rivaux traditionnels. Ces puissances, toutes trois d’une importance capitale pour l’Europe, s’opposent depuis des siècles.

Il est donc paradoxal de les voir s’allier. Néanmoins, l’Europe semble acharnée à réaliser, au détriment du continent, cet exploit impossible.
Il ressort des sondages d’opinion effectués en Turquie que la frustration causée par l’attitude de l’Europe s’intensifie, tandis que l’Iran suscite davantage de bonnes grâces. Le sentiment de se retrouver en marge de l’Occident se propage tandis que les relations diplomatiques avec la Russie s’affirment plus étroites que jamais.

La résistance à l’adhésion de la Turquie à l’UE est bien entendu massive. Le résultat final reste donc une question ouverte pour les deux parties.
La Turquie a certes un long chemin à parcourir, mais entraver sans cesse son processus d’intégration, tout en étant pleinement conscient du risque de retombées négatives, constitue de la part des Européens un acte insensé et lourd de conséquences. Car qu’y a-t-il de pire que d’agir de façon insensée en politique ? Les relations entre l’Europe et la Turquie vont droit dans le mur.
Ni la Turquie, ni l’Europe, ne peuvent se permettre une collision qui n’est que trop prévisible.

* Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne entre 1998 et 2005.
Il est actuellement professeur associé à la Woodrow Wilson School de l’Université de Princeton.
Copyright : Project Syndicate/Institute of Human Sciences, 2006.
www.project-syndicate.org.

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