Logo de Turquie Européenne
Accueil > Revue de presse > Archives 2010 > 02 - Articles de février 2010 > La Moustache, conte philosophique de Tahsin Yücel

La Moustache, conte philosophique de Tahsin Yücel

mardi 9 février 2010, par Lisbeth Koutchoumoff

Le Temps.ch

Samedi 6 février 2010, par Lisbeth Koutchoumoff.

Tahsin Yücel est un malicieux romancier turc par ailleurs professeur de littérature française à Istanbul et traducteur. Conte dramatique, « La Moustache » obsède.

Malicieux, Tahsin Yücel.
A ­Istanbul, le professeur reçoit chez lui, dans un petit immeuble ancien, coincé entre des chantiers de buildings grand style. « Istanbul perd ses traces et son histoire », dit-il sur son canapé tandis que son épouse, élégance d’intellectuelle, se repose.
Il parle un beau français, alerte et délié.
Tahsin Yücel a traduit 80 romans français en turc : Flaubert, Balzac, Proust, Gide, Camus et puis Tournier et Quignard.
Romancier, il manie l’humour, cette mise à distance.
Vatandas (Editions du Rocher, 2004) montrait un écrivain en train d’écrire son grand œuvre sur les murs des toilettes publiques ;
Les Cinq Derniers Jours du prophète (Editions du Rocher, 2006), un poète révolutionnaire en phase d’errance rêveuse et de lente et radicale déperdition psychique.

La Moustache ressort clairement de la fable philosophique. Au rythme assuré d’un cours d’eau des champs, celui des écrivains qui maîtrisent au point de paraître être en promenade, Tahsin ­Yücel déploie l’effroyable histoire d’une moustache et de celui qui la porte, l’un et l’autre faisant un, mais pas toujours.

Cumali, jeune bourgeois lisse d’une bourgade replète, revient de son service militaire avec pour dessein de dormir et de revoir sa douce. Rien n’étant jamais si simple, il se retrouve à travailler d’arrache-pied pour un père de mauvaise humeur. Au point d’oublier de se raser. C’est ainsi qu’il se retrouve un jour chez le barbier Ziya.

Tout l’art de l’écrivain tient dans sa façon de manier les rênes du basculement : la visite de routine chez le coiffeur va se transformer en expérience mystique, le jeune homme falot en personnage démiurgique et le barbier de quartier en Pygmalion. Au cœur de ce fol emballement, la moustache encore humble du jeune garçon qui elle aussi, par la grâce d’une foi sans faille, connaîtra un destin de légende anatolienne.

Tahsin Yücel s’amuse avec délice à porter à leur paroxysme les vertus associées à l’attribut masculin. Là encore, la montée en puissance, progressive mais irradiante, est menée avec un grand doigté. La moustache de Cumali, qui atteint des proportions supranaturelles, crée un état de stupeur chez le jeune homme et chez l’ensemble des villageois. Tous trouvent, dans cette moustache, le sens de leur vie. Incarnation soudaine et dérisoire d’un passé historique glorieux, Cumali disparaît d’abord derrière son double crochet. Proie des fantasmes de chacun, il se dissout jusqu’à la déchéance. Le sursaut vital et le retour à l’autonomie engendreront drames et déchirements.

L’intensité psychologique que l’auteur déploie impressionne tout comme la finesse des caractères. La paire que forment Cumali et le barbier, l’un et l’autre dépendants, amoureux, désespérés par leur dépendance réciproque, est le pivot du conte. La moustache, prolongement de l’être qui la porte, masque ou étendard, ne peut rien contre la déchéance inéluctable. Et cette peur du déclin habite le dernier tiers du récit, sans doute le plus beau. La baisse de vigueur de la moustache de Cumali s’étend à tous ceux qui ont participé à sa gloire. La quête d’identité de l’homme devenu quadragénaire, sa quête de substance, se brisera devant le miroir. Le rêve d’une vie se verra ignoré et moqué par les nouvelles générations. Une moustache sert d’abord à tenir la mort à distance en sachant que cela ne sert à rien.

http://www.letemps.ch/Page/Uuid/5fc...e-11df-b507-675eb24ed662|0

Télécharger au format PDFTélécharger le texte de l'article au format PDF

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0