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La diplomatie du baklava

mardi 24 août 2004, par Jean Michel Demetz, Nükte V. Ortaq

L’Express - 16/08/2004

Jean-Michel Demetz, avec Nükte V. Ortaq

Athènes et Ankara ne cessent de manifester leur volonté de dialogue tandis que les échanges se multiplient entre artistes, intellectuels ou simples touristes. Mais les sociétés civiles, qui partagent beaucoup, ont une bonne longueur d’avance sur des administrations, qui, elles sont toujours méfiantes

L’une porte le fichu islamique, une longue jupe et un chemisier qui descend jusqu’aux poignets. L’autre, une robe courte qui dénude des jambes interminables. Sous le soleil d’Athènes, elles descendent, main dans la main, de l’Acropole. Ce 7 mai 2004, Emine Erdogan et Natasa Karamanlis, les épouses des Premiers ministres turc et grec, posent pour la photo de la réconciliation.

C’est la love story de l’été. Sous les ors des palais du Bosphore comme sur les pavés du quartier de Plaka, hommes d’affaires, intellectuels, touristes, grecs et turcs, se redécouvrent, s’émerveillent de leurs ressemblances, jurent de surmonter leurs différends séculaires. C’est l’heure du rapprochement, comme on dit (en français) à Athènes et à Ankara. Pas une semaine sans un geste de bonne volonté. En quelques mois, les deux gouvernements ont signé 25 accords de coopération dans tous les domaines.

« Notre ADN est mélangé. Nous partageons la même cuisine, nous aimons la même musique, nous sommes également doués pour l’hospitalité »

En mai, Recep Tayyip Erdogan s’est rendu à Athènes : c’était la première visite officielle d’un chef de gouvernement turc en Grèce depuis seize ans. En juillet, c’est au tour de son homologue grec de lui rendre visite en Turquie, à l’occasion du fastueux mariage de sa fille : Kostas Karamanlis est un des témoins de Mlle Erdogan. Lors de la finale du championnat d’Europe des nations, la victoire de l’équipe de football grecque est bruyamment fêtée, sur la place Taksim, à Istanbul, par des supporters grecs et turcs mêlés dans leur liesse. Les deux drapeaux dansent ensemble au son des bouzoukis et des clarinettes. Les projets foisonnent : un gazoduc pour livrer le gaz de Bakou à la Grèce et à l’Italie ; une ligne ferroviaire pour passagers entre Istanbul et Thessalonique. Même les amis des animaux s’y mettent, qui ont annoncé un plan conjoint de sauvegarde du phoque moine de Méditerranée. A cent jours de la décision des Vingt-Cinq d’ouvrir ou non les négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union, voilà l’Europe prévenue : la guerre froide de la mer Egée appartient désormais au passé.

« Diplomatie des tremblements de terre »

Pour que les hommes apaisent leurs passions, il aura fallu que la nature se mette en colère. Le 17 août 1999, la terre tremble dans le nord-ouest de la Turquie : en quarante-cinq secondes, 15 000 morts. Les chaînes grecques multiplient les directs : l’émotion et la compassion déclenchent une vague de solidarité sans précédent avec l’ennemi héréditaire. « Pour la première fois, les Grecs ont vu, sans filtre, dans leur salon, les Turcs comme des êtres humains souffrant dans leur chair et pleurant leurs enfants morts », raconte Ariana Ferentinou, une universitaire grecque installée à Istanbul. « Efcharisto para poli ! » (« Merci beaucoup ! », en grec) titre, en Une, un quotidien pour saluer l’arrivée de renforts en provenance d’Athènes. Un mois plus tard, un séisme frappe, cette fois, le nord de la capitale grecque : les sauveteurs turcs débarquent. A la faveur des circonstances, les ministres (sociaux-démocrates) des Affaires étrangères Georges Papandréou et Ismaïl Cem, deux hommes formés à l’étranger, décident de braver les nationalismes étroits. Ils veulent mettre fin aux invectives (le prédécesseur de Papandréou, Théodore Pangalos, qualifiait les Turcs de « violeurs et voleurs » ; l’ancien Premier ministre turc Bülent Ecevit avait promis que la réaction d’Ankara ne connaîtrait « pas de limites » si Chypre entrait dans l’Union). Effacer le souvenir de l’épisode de la dispute sur le rocher d’Imia (Kardak en turc), en 1996, où la provocation de journalistes turcs plantant le drapeau frappé du croissant faillit déclencher la guerre. Oublier le désolant soutien d’Athènes au chef terroriste kurde Öcalan, un temps réfugié dans l’ambassade de Grèce à Nairobi, au Kenya.

C’est la « diplomatie des tremblements de terre ». En décembre 1999, la Grèce lève son veto à la candidature turque à l’Union européenne. Le mois suivant, un corridor aérien est spécialement ouvert pour permettre à l’avion de Papandréou d’atterrir à Ankara. Sur la frontière terrestre, les postes de douane s’ouvrent vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Cinq ans plus tard, les alternances politiques intervenues entre-temps, loin de remettre en question la détente, semblent l’avoir accélérée. La victoire des conservateurs musulmans de l’AKP, en 2002, et des conservateurs grecs, ce printemps, donne un coup de fouet au dialogue. Les seconds veulent intégrer les premiers au sein du Parti populaire européen (chrétien-démocrate). Car, à Ankara, tous ont compris que la candidature européenne suppose de régler, au préalable, le différend avec la Grèce. Et, à Athènes, la nouvelle génération au pouvoir veut aussi tourner le dos au nationalisme des années 1980 et 1990, sujet de tension avec les partenaires européens et prétexte à une course aux armements dont le coût est à présent jugé insupportable (4,3% du PIB en 2002, contre 2,5% en France). Sans parler de la séduction qu’opère sur les hommes d’affaires un marché de 70 millions de consommateurs. En cinq ans, le commerce entre les deux pays a déjà été multiplié par quatre. « Les partis politiques grecs ont fait le choix stratégique de l’interdépendance avec la Turquie : Athènes estime désormais que l’intérêt de la Grèce commande l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne », explique Théodore Couloumbis, directeur général de la Fondation hellénique pour la politique européenne et étrangère. La Grèce veut une Turquie apaisée et intégrée. « Nos deux pays, l’un à l’est de l’Europe, l’autre à l’ouest de l’Asie, doivent se regarder non pas comme des Etats frontières mais comme un creuset de cultures, argumente Ahmet Davutoglu, conseiller diplomatique du Premier ministre turc. Notre rapprochement va à l’encontre des tenants du conflit des civilisations. »

Nilufer Tarikahya est une des ouvrières de ce dialogue. Cet été, cette intellectuelle d’Istanbul, une blonde aux grands yeux dont le sourire évoque celui de Melina Mercouri, a organisé avec des personnalités du cinéma, du show-biz, des producteurs de vin et d’huile d’olive (« Deux produits qui nécessitent du travail, de la patience, de la bonne volonté »), le 2e Festival de l’amitié gréco-turque. Le thème retenu était « Les murs et les ponts ». Sur la petite île de Bozcaada, à l’heure où une extrême douceur embaume le jour mourant, on a parlé turc, grec - « Saviez-vous que nous avions 5 000 mots communs ? » - français, anglais, pour mieux se connaître. « Notre ADN est mélangé, témoigne-t-elle. Nous partageons la même cuisine, nous aimons la même musique, nous sommes également doués pour l’hospitalité. » Comme Nilufer, ils sont nombreux à vouloir faire avancer l’Histoire. Professeur à l’université Panteion, à Athènes, Yangos Andreadis vient de signer un accord d’échange avec l’université Bilgi d’Istanbul. A ses étudiants turcs, il explique : « La Turquie, c’est l’autre et le frère en même temps. Nous, Grecs et Turcs, sommes frères, et c’est ce qui m’inquiète. Je me souviens de ce qui est arrivé à Remus et Romulus. Les frères, ça existe ; la fraternité, ça se conquiert. » Longtemps en première ligne pour enflammer l’hystérie nationaliste de leurs lecteurs, les journalistes travaillent de concert à remiser leurs clichés. Les séjours touristiques se multiplient, parfois insolites, comme ceux organisés par cette agence de voyages turque, Opus 92, qui, en liaison avec l’Eglise orthodoxe, fait rouvrir des églises de Cappadoce pour des liturgies. Les chanteurs, aussi, tournent dans les deux pays : le 7 juillet, à Istanbul, le Grec Sakis Rouvas a donné un « concert de la paix » avec la Turque Sertab Erener, vainqueur de l’Eurovision 2003.

« Les mosquées en ruine dans les îles grecques, les églises désaffectées d’Asie Mineure : c’est notre patrimoine commun qu’il faut sauver »

Offensive de charme ou volonté de mieux se connaître ? L’un n’exclut pas l’autre. Pour la première fois, le chef de la diplomatie grecque, Petros Molyviatis, a invité à déjeuner, voilà trois semaines, les rédacteurs en chef des deux plus grands quotidiens turcs. Il leur a raconté son histoire personnelle. Comment un soldat turc avait aidé, en 1922, sa mère à retrouver son frère, perdu dans le tumulte de l’exode des Grecs d’Asie Mineure, installés depuis des millénaires et forcés de fuir après la défaite de l’armée d’invasion grecque - ce que, en Grèce, on nomme la « grande catastrophe ». Le Turc avait expliqué à la jeune femme qu’il l’aidait parce qu’elle lui rappelait sa s�ur, violée et tuée par les soldats de l’armée hellène.

Il n’est pas de querelle mesquine aux yeux d’un nationaliste. Longtemps, dans les cafés d’Athènes, on commandait, en guise de café turc, un café « grec » ou « byzantin » : la jeune génération n’a plus cette pudeur. Les Turcs adoraient la musique grecque venue d’Asie Mineure sans vraiment connaître ses origines : ils commencent à les découvrir. Et le baklava, est-il grec ou turc ? Nadir Gullu a la réponse : « C’est une pâtisserie ottomane qu’on trouve de l’Autriche à l’Egypte. » Ce pâtissier stambouliote passe pour confectionner les meilleurs baklavas du pays. Il n’a pas son pareil pour expliquer comment il convient de regarder ce pavé d’or, de piquer avec sa fourchette pour faire crisser les 40 feuilles de pâte superposées, de le garder en bouche en comptant jusqu’à 10 pour en savourer pleinement tous les arômes et le jus. Parce qu’ « on se parle avec douceur quand on mange des douceurs », le pacha du baklava vient d’ouvrir deux magasins à Athènes et un à Thessalonique, approvisionnés par avion. Le rêve d’un enfant qui voyait les marins grecs se ravitailler en baklavas à l’échoppe paternelle pour les revendre à Athènes. « Moi aussi, je suis un artisan du rapprochement. » Une diplomatie de palais, en quelque sorte.

Pour surmonter la tragédie du sang versé, rien ne vaut une meilleure connaissance de l’Histoire, surtout quand elle est frappée du signe de la tragédie. Le traité de Lausanne, signé en 1923, prévoyait un échange obligatoire de populations : 2 millions de Grecs d’Asie et de Turcs d’Europe (respectivement 1,5 et 0,5 million) durent quitter les foyers où ils étaient installés depuis des générations. Sefer Guvenc, 58 ans, a attendu l’an 2000 pour pouvoir se rendre dans le village où vivaient les siens et où se sont installés des Grecs d’Asie Mineure. Nea Apollonia, en Grèce, s’appelait alors Egri Bujak. Il a cherché la maison paternelle. « Nous avons été bien reçus, raconte-t-il. Nous avons pris le café et dîné. Certains vieux parlaient encore le turc. » Avec quelques amis, Sefer a créé une « Fondation des échangés du traité de Lausanne ». Et il organise ces pèlerinages de la mémoire. Les prochains, à l’automne, auront pour destination la Cappadoce et la Crète. « Pendant quatre-vingts ans, l’échange obligatoire a servi la propagande des dirigeants des deux pays, analyse-t-il. Je veux faire de cette tragédie un ciment de notre rapprochement. Les mosquées en ruine dans les îles grecques, les églises désaffectées d’Asie Mineure : c’est notre patrimoine commun qu’il faut sauver. » A Athènes, les deux mosquées, vieilles de trois siècles, sont l’une fermée, l’autre transformée en musée. A Istanbul, le consul général de Grèce, né ici, ferraille contre la mauvaise volonté d’une bureaucratie qui traîne des pieds quand il s’agit de donner l’autorisation de restaurer l’église de la Très-Sainte-Vierge, dans le quartier de Galata, ou d’étendre les cours de grec prodigués dans les rum lisesi - lycées réservés à la minorité grecque - aux Turcs qui le désireraient.

L’ambiguïté du dialogue gréco-turc est là. L’Empire ottoman, c’est, pour les uns, « une période où on vivait en paix », « une histoire commune » ; pour les autres, « le souvenir d’un joug étranger ». Il n’est pas toujours aisé pour nombre de Grecs d’accepter l’idée que le sultan ottoman a mis ses pas dans ceux du basileus byzantin. Ni pour nombre de Turcs de reconnaître la légitimité des nationalismes balkaniques du XIXe siècle et de leurs guerres d’indépendance contre la présence turque. « A cause de leur excentricité géographique, les Turcs ont besoin des Grecs pour définir leur identité », estime Ariana Ferentinou. Surtout à l’heure de la candidature à l’Union. Atatürk, le « père des Turcs », n’est-il pas lui-même né à Salonique ? L’Etat grec, qui s’adapte, contre l’Eglise orthodoxe, à une laïcité européenne, est lui aussi en mutation. « Nos deux pays entrent, en retard par rapport au reste de l’Europe, dans une période de transition qui voit l’Etat-nation dépassé par quelque chose d’autre », analyse Nur Batur, correspondante à Athènes du quotidien Hurriyet. Cette conjonction historique est peut-être une chance de plus pour fonder une réconciliation.

La discussion sur le sort des minorités demeurées après Lausanne - 3 000 Grecs aujourd’hui à Istanbul, 200 000 musulmans en Thrace - même si elle peut, parfois, dans ses développements, paraître byzantine, reste, avec la question chypriote et le statut de la mer Egée, au c�ur du contentieux gréco-turc. Toute réconciliation durable passe par la résolution de ces trois problèmes. Car le passé a montré qu’un rapprochement fondé sur l’émotion pouvait être très précaire. « J’avais organisé à Davos, en 1988, une rencontre entre les Premiers ministres Turgut Özal et Andréas Papandréou, confie le magnat Sarik Tara. On pleurait tous d’émotion. Mais rien n’a suivi. »

« C’est à la société civile de guérir les blessures du passé, même s’il faut récrire les livres d’histoire destinés aux élèves »

La question des minorités est probablement la plus difficile à régler, car elle touche aux non-dits. Heybeliada est une des îles des Princes, dans la mer de Marmara. Au sommet de ce petit trésor caché, où les bourgeois stambouliotes aiment à prendre leurs quartiers d’été, l’Ecole théologique orthodoxe domine la mer et un parc de palmiers et de cèdres du Liban. Rien n’entame la sérénité du site. Et pour cause : cette Sorbonne de l’enseignement orthodoxe, ouverte depuis 1844, a vu sa faculté fermée en 1971, lors des tensions à propos de Chypre. Le patriarche de Constantinople réclame sa réouverture pour accueillir des étudiants du monde orthodoxe. L’Etat turc refuse, par crainte de voir des facultés privées musulmanes se créer dans son sillage, et propose de l’intégrer dans le système universitaire public. Refus des orthodoxes. « Le patriarche est la plus haute autorité orthodoxe, mais la Turquie n’accepte pas la vérité de son caractère oecuménique, regrette Apostolos, le métropolite de Moschonission. Il est là depuis des siècles, mais c’est comme si, à leurs yeux, il flottait dans l’air. » C’est vrai que pour certains il est le chef d’une cinquième colonne. Le président de la chambre de commerce d’Ankara, le très nationaliste Sinan Aygun, l’un des rares Turcs à afficher un solide euroscepticisme, dénonce le patriarcat comme un repaire de traîtres dans l’Histoire. L’évidente bonne volonté de l’actuel gouvernement turc bute contre ces peurs d’un autre âge. En Grèce, la situation de la minorité turque de Thrace, entretenue jusqu’aux années 1990 dans un statut de seconde classe, s’est améliorée, même si des points demeurent en suspens. « Cette minorité se sent à l’aise dans une société libre et démocratique, juge Evripidis Stylianidis, ministre adjoint des Affaires étrangères. Et le Premier ministre turc, quand je l’ai accompagné en Thrace, l’a reconnu. »

Restent Chypre et l’Egée. L’avenir de la grande île, en réalité, est sorti du cadre de l’affrontement gréco-turc pour devenir un casse-tête européen : Ankara a accepté et fait accepter par les Chypriotes turcs le plan Annan, soutenu par les Quinze et finalement repoussé par les Chypriotes grecs. La délimitation des eaux territoriales, de l’espace aérien, du plateau continental de la mer Egée fait, quant à elle, l’objet de « discussions exploratoires » discrètes entre moins d’une dizaine de diplomates, depuis deux ans maintenant. On se teste, s’éprouve, esquisse des compromis. On jauge, côté grec, la capacité du gouvernement d’Ankara à se dégager de l’emprise de l’armée. « Nous avons encore besoin de cinq ans pour consolider ce rapprochement et écarter tout risque de conflit, analyse un diplomate turc. Dix ans, c’est assez pour changer de génération et de mentalités. »

Car, voulu au sommet par les politiques, mais entravé au niveau des administrations, ce rapprochement ne débouchera à terme sur une coopération du type franco-allemand que si les opinions grecque et turque continuent de presser en ce sens. « C’est à la société civile de guérir les blessures du passé, même s’il faut récrire les livres d’histoire destinés aux élèves », résume Nilufer Tarikahya.

Ce n’est pas un hasard si Nilufer et ses amis grecs ont choisi comme emblème commun la feuille de laurier. La plante pousse, certes, sur toutes les rives de la Méditerranée pour le contrôle desquelles Grecs et Turcs se sont affrontés. Mais c’est surtout le symbole de la victoire. La vraie, celle de la raison sur le choc des passions.

Post-scriptum
Près de 70 athlètes représentent la Turquie aux Jeux olympiques d’Athènes, du 13 au 29 août. Istanbul avait été, au début de juillet, l’une des 34 villes étapes du parcours de la flamme olympique.

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