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« L’effet Monténégro » pousse les Chypriotes turcs à voir leur avenir dans l’indépendance

jeudi 8 juin 2006, par Sophie Shihab

Source : Le Monde, le 03/06/2006

NICOSIE - les Chypriotes, plus divisés que jamais après le succès électoral, le 21 mai, des nationalistes côté grec, sont rejetés vers leurs vieux démons. Ceux dont le plan du secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, pour une réunification de l’île, plan désormais plus que moribond, voulait les préserver : la partition définitive voulue par les uns, ou « l’osmose » des Turcs minoritaires au sein de l’opulent Etat grec, voulue par les autres.

La zone tampon des forces de l’ONU, la Ligne verte qui troue l’île d’est en ouest, passe par sa capitale, la « dernière en Europe à être divisée », précisent des écriteaux. Côté grec, au sud, l’épicerie de Nicos sert d’arrêt avant les douanes et postes de police de chaque bord. Lors des législatives, tenues le 21 mai côté grec, l’épicier septuagénaire a voté pour le parti gagnant, celui de son contemporain, le président Tassos Papadopoulos. Un nationaliste qui, dans sa jeunesse, importait clandestinement des armes de Grèce pour la guérilla antiturque et qui, lors du référendum d’avril 2004, amena ses compatriotes à refuser massivement le « satanique plan Annan ». Un refus ainsi consolidé deux ans plus tard.

Nicos l’explique à sa façon : « Il faut tenir à distance ces Turcs qui font des enfants comme des lapins. » La présence de son employée, Chypriote turque, ne semble pas le gêner. « Elle parle aussi grec et anglais », dit-il pour signifier qu’elle fait néanmoins partie du monde civilisé, le sien. Nicos l’a embauchée car les clients de l’épicerie sont surtout des Chypriotes turcs. Près de cinq cents d’entre eux franchissent la Ligne verte tous les matins pour aller travailler au Sud, et retourner chez eux le soir au Nord. Hors ces moments-là, la « frontière » est quasi déserte.

Il ne reste rien de l’élan qui avait précipité les uns chez les autres les ex-réfugiés des deux côtés de l’île, quand la Ligne verte fut ouverte, le 23 avril 2003. Même si des joueurs du Sud se rendent toujours dans les casinos du Nord (interdits au Sud), et si des ménagères du Nord font leurs courses dans les magasins chics du Sud.

Car la dynamique du rapprochement n’a pas pris côté grec, « faute d’une direction assez forte et visionnaire pour briser la propagande qui présente l’autre, quotidiennement, comme le diable », déplore Mikis Shanis, secrétaire général du parti des Démocrates unis - qui avait pris sur sa liste la première candidate chypriote turque depuis plus de quarante ans : un millier de Chypriotes turcs résident au Sud, dont 270 furent inscrits pour la première fois, sous la pression de l’Europe, sur les listes électorales. Le parti de Mikis Shanis a payé cette audace de la perte de son seul siège au Parlement.

Neshé Yashin
Mais sa candidate, la poétesse , reste un modèle pour les quelque 2 % des Chypriotes grecs qui continuent à militer, contre vents et marées, pour la réunification. Le problème pour eux étant surtout les jeunes, « élevés dans les bars des larges avenues de Nicosie-Sud et qui n’ont jamais connu le Nord, assimilé dans leur esprit à un lointain Afghanistan », explique Kosta Pavlowitch, éditorialiste au Cyprus Mail. « Leur refus des partis politiques traditionnels les pousse à voter pour Papadopoulos, c’est la forme locale de l’apolitisme européen de la jeunesse », estime-t-il.

Alors qu’au Nord, ce sont au contraire les jeunes qui furent le moteur de la révolution démocratique qui, à la faveur de l’assouplissement d’Ankara après 2002, remplaça le vieux chef nationaliste Rauf Denktash par le pro-européen Mehmet Ali Talat. S’en suivit un vote massif du Nord en faveur du plan Annan, les Turcs remplaçant alors les Grecs dans l’image des « bons Chypriotes ».

La solution ? Le Monténégro

Trop tard, cependant, pour empêcher l’entrée en Europe de la seule partie grecque de l’île. C’est de l’intérieur de l’UE que la République de Chypre - grecque de fait - bloque désormais l’octroi des prix de consolation promis aux Chypriotes turcs -, sous prétexte que briser leur isolement international mènerait à la reconnaissance de leur Etat. « Les Grecs agissent comme un mari qui ne veut plus vivre avec sa femme mais qui ne veut pas non plus la répudier et la garde enfermée », soupire Emin Hikmet, fils d’un journaliste chypriote turc contestataire tué dans les années 1960, « par le clan Denktash », dit-il. La solution ? « Le Monténégro ! Seule une séparation pourrait désormais mener à de futures relations normales », répond Emin Hikmet, pourtant vieux militant de la réunification.

Il est loin d’être seul de cet avis, au Nord. « Toute ma famille a voté oui au référendum, mais, s’il devait y en avoir un autre, nous voterions non », assure Enis Erosal, un notable local. Il reconnaît qu’il s’agit d’une réaction « d’amant éconduit », mais se console à l’idée de faire des affaires avec des sociétés américaines, de plus en plus intéressées, selon lui, par Chypre du Nord. Lequel pourrait ainsi résister aux ambitions de la République de Chypre d’engloutir petit à petit, par l’argent et par « osmose », les ressortissants du Nord, dont 45 000 - soit près d’un cinquième du total de 264 000, immigrés compris - ont déjà reçu des passeports de l’UE délivrés par Nicosie-Sud.

- Sophie Shihab
Article paru dans l’édition du 04.06.06


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