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Il y a deux ans… le e-coup du 27 avril

mercredi 13 mai 2009, par Jean Marcou

Généraux turcsAu soir du 27 avril 2007, les forces armées turques publiaient sur leur site internet un mémorendum décrivant en des termes alarmistes la situation de la laïcité en Turquie, s’inquiétant de la passivité des autorités publiques et assurant qu’elles restaient déterminées à tout faire pour préserver la République léguée par Atatürk.

Cette publication, intervenue dans le contexte de l’élection présidentielle et rappelant les manœuvres qui s’étaient produites dix ans plus tôt pendant « le coup d’Etat post-moderne », apparut tout de suite comme une forme de pression sur le cours qu’avaient pris alors les événements. C’est la raison pour laquelle, certains commentateurs n’allaient pas hésiter à parler, cette fois, de « e-coup ».

Le e-memorendum du 27 avril 2007 survenait, en effet, dans un contexte politique particulièrement lourd (cf. nos éditions d’avril 2007). Depuis plusieurs semaines, l’armée et plus généralement l’establishment politico-militaire s’employaient à dissuader Recep Tayyip Erdoğan de se présenter à la présidence de la République. Son parti, l’AKP, disposant d’une majorité au parlement, le premier ministre avait toutes les chances d’être élu et de succéder au très laïque, Ahmet Necdet Sezer, chef de l’Etat depuis 2000. Au terme de la Constitution, le président était encore élu par le Parlement. Pour passer au premier ou au second tour, il devait obtenir une majorité renforcée des deux tiers (367 députés), ce dont le parti majoritaire ne disposait pas. Dès lors, l’ultime obstacle dressé par l’establishment consista à prétendre qu’en fait, il fallait aussi qu’un quorum équivalent aux deux tiers des députés soit atteint pour que l’élection puisse se tenir, une exigence qui, en réalité, n’était pas expressément énoncée par le texte de la Constitution, mais qui fut développée à partir du début du mois d’avril 2007 par les adversaires de la candidature du premier ministre à la présidence (cf . nos éditions des 7, 10 et 12 avril 2007). Car ces derniers brandissaient aussi la menace d’un boycott de l’élection présidentielle par les partis d’opposition (principalement le CHP) qui empêcherait que le quorum nécessaire soit atteint et conduirait à des élections législatives anticipées, seule solution possible pour sortir d’une crise. L’argument ultime du CHP et de l’establishment était en fait que le nouveau président ne pouvait être élu par une assemblée dont le mandat arrivait à échéance quelques mois plus tard (en novembre 2007). Il va sans dire qu’ils espéraient que ces élections législatives leur seraient favorables et qu’ainsi l’AKP ne pourrait parvenir à placer l’un des siens à Çankaya.

Pourtant, ces manœuvres d’intimidation ne virent pas l’AKP renoncer à présenter Abdullah Gül, lors du premier tour de l’élection présidentielle, le 27 avril, mais le scrutin fut boycotté par l’opposition et le fameux quorum ne put être atteint, tandis que l’armée publiait son mémorendum et que se tenaient dans les grandes villes de Turquie les fameux « miting » républicains de défense de la laïcité (notre édition du 30 avril 2009). Cette riposte laïque, appuyée en outre au début du mois de mai 2007 par une annulation du premier tour de l’élection par la Cour constitutionnelle (cf. notre édition du 2 mai 2007), allait finalement provoquer la tenue d’élections législatives anticipées. Toutefois, au lendemain du e-mémorendum, le ministre de la justice, Cemil Çiçek, rappelait l’armée au respect de ses devoirs constitutionnels en déclarant : « Il est inconcevable que dans un Etat démocratique de droit, l’Etat-major, une institution qui demeure sous les ordres du Premier ministre, tienne des propos contre le gouvernement. » Depuis la fondation de la République, c’était la première fois qu’une autorité civile osait s’adresser de la sorte à l’institution militaire. Rappelons aussi que l’affrontement avait une tournure particulièrement symbolique, puisque l’une de ses dimensions était le problème de la coiffure de la future première dame du pays, les épouses des candidats pressentis, Recep Tayyip Erdoğan et d’Abdullah Gül, étant toutes deux voilées, et le camp laïque refusant l’idée de voir le turban entrer à Çankaya.

Abdullah Gül fut pourtant élu à la présidence de la République le 28 août 2007, après la tenue de législatives anticipées très favorables à l’AKP et le refus des nouveaux partis d’opposition ayant obtenu une représentation parlementaire, lors de ces élections (MHP, DTP et DSP), de boycotter cette fois le premier tour de la présidentielle.

Deux ans après le e-coup du 27 avril, son souvenir est surtout l’occasion de s’interroger sur l’état des relations entre le pouvoir civil et l’autorité militaire. Le e-memorendum en question aura surtout constitué la première défaite de l’armée dans sa prétention à être un acteur politique. Depuis le passage à la démocratie et au pluralisme, l’armée s’est installée dans le système politique turc, d’abord par des interventions militaires ouvertes (1960, 1971, 1980), puis par une présence induite consacrée par la Constitution de 1982 et des pratiques comme celles du coup d’Etat post-moderne de 1997. Le e-memorendum de 2007 a fait totalement partie de cette stratégie, mais son impuissance à enrayer le cours des événements aura aussi illustré le nouvel état des forces en présence. Cet échec a incité depuis l’armée à une plus grande prudence dans ses interventions. Les crises survenues de 2008 allaient voir l’état major se tenir en retrait pour laisser la vedette aux acteurs à proprement parler politiques et surtout à des autorités juridictionnelles (procureur général à la cour de cassation ou cour constitutionnelle, notamment).

Cette défaite n’a pourtant pas sonné le glas des prétentions militaires à jouer un rôle politique. Si le nouveau chef d’Etat major, Ilker Basbuğ (photo à droite), se veut plus lisse que son prédécesseur, Yaşar Büyükanıt (photo à gauche), il n’hésite pas à s’exprimer régulièrement sur des questions de politique intérieure ou étrangère par des déclarations qui seraient inconcevables dans les pays membres de l’Union Européenne. Dernièrement, le 14 avril 2009, lors de son intervention annuelle à l’académie militaire, devenue une sorte de « discours sur l’Etat de l’Union » pour les militaires turcs (cf. notre édition du 20 avril 2009), Ilker Başbuğ, n’a pas hésité à évoquer la question kurde et les principes qui devaient selon lui inspirer les relations entre l’armée et le gouvernement. Il a certes développé, à cette occasion, une conception ouverte de citoyenneté, mais il reste qu’eu égard aux standards en vigueur dans l’Union Européenne, on peut se demander comment un militaire peut encore oser s’exprimer sur de pareils sujets. La conférence de presse tenue, le 29 avril 2009, par le même général Başbuğ, l’a vu encore s’exprimer sur des sujets particulièrement politiques.

Ce type d’attitude est très révélateur de la démarche de l’armée depuis le 27 avril 2007. Elle a certes perdu le pouvoir de faire pression ou même d’exercer une dissuasion sur le pouvoir civil mais en continuant à s’exprimer sur des sujets politiques, elle marque sa différence et conserve ses privilèges. Dans son discours à l’académie militaire du 14 avril 2009, le général Başbuğ rappelait d’ailleurs que l’armée disposait en Turquie d’une marge d’autonomie par rapport au gouvernement et que ce dernier devait tenir compte des avis qu’elle pouvait émettre.

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Sources

- Article publié sur le blog de l’OViPoT le 27 avril 2009, sous le titre :
« Il y a deux ans… le e-coup du 27 avril. »

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