L’ancien footballeur est un homme pressé. Maire d’Istanbul à 40 ans, Premier ministre à 48, il se voit déjà en icône de la Turquie européenne. Portrait
« Ce serait vraiment une bonne chose ! » En ce jour d’automne 2004, Günter Verheugen, alors commissaire européen à l’Elargissement, est heureux. Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, vient de lui annoncer une mesure « révolutionnaire » ; il s’agit de changer la loi turque afin de protéger les femmes abandonnées par leur mari et dépossédées de leurs biens communs. Une belle avancée sociale, pense alors l’Allemand Verheugen, chargé de préparer les conditions d’adhésion de la Turquie à l’Union.
Un espoir vite balayé. Deux jours plus tard, la presse turque expose le projet gouvernemental. Et l’histoire est bien différente... Il s’agit de punir d’une peine de deux ans d’emprisonnement tout époux coupable d’adultère. Le texte ne trompe personne. C’est la femme qui est d’abord visée. Tradition familiale oblige. Désastreux ! A Bruxelles, Verheugen éructe. Et prend son téléphone. A l’autre bout du fil, Erdogan s’étonne du malentendu. « Mais il fallait me demander des explications ! » Trop tard. Le mal est fait. Et bientôt l’Europe entière fustige la régression turque.
Erdogan tient bon une semaine. Jusqu’à l’intervention de l’armée. Celle-ci exige le retrait du texte. Cette fois, Erdogan s’incline. Il a beau être depuis deux ans le chef d’un gouvernement islamo-conservateur, il ne peut rien contre les militaires, gardiens de la laïcité et des idéaux de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la république.
Que d’impairs pour un candidat à l’intégration européenne ! Autre exemple : la manifestation des femmes, le 8 mars. Que des policiers traînent des participantes par les cheveux et les frappent au sol ne l’ébranle nullement.
A 50 ans, le Premier ministre de Turquie reste l’homme pressé qu’il a toujours été. Maire d’Istanbul à 40 ans, chef de gouvernement à 48, il ne ralentit pas l’allure. « Depuis qu’il est rentré de Bruxelles en décembre, lorsque la candidature turque a été avalisée, Recep Tayyip n’est plus le même, avoue l’une des stars de la télévision turque, amie d’Erdogan depuis douze ans. Il surfe sur l’Europe et il est plus cassant. Au point que certains l’appellent désormais le « sultan »... »
En quelques années, il a réussi son pari : transformer une base électorale islamiste plutôt radicale en un vaste mouvement populaire, l’AKP (Parti du développement et de la justice), qui rafle 34 % des voix et deux tiers des sièges au Parlement en novembre 2002. Mais en Europe comme en Turquie, beaucoup se posent la question : qui est vraiment M. Erdogan ?
« Une cour de conseillers »
L’intéressé ne renie en rien son passé fondamentaliste. Et supporte de moins en moins les critiques. « Je ne peux pas contrôler les journaux et, de toute façon, je ne les lis plus », confie-t-il à un ami lors d’un récent déplacement à l’étranger. Peut-être. Mais il les traduit en justice. Au début du mois, un caricaturiste l’ayant dépeint sous les traits d’un chat emmêlé dans une pelote de laine a ainsi été condamné à payer 2 835 euros au Premier ministre.
Même raidissement sur le dossier de la reconnaissance du génocide arménien, évacué par le biais d’une commission d’enquête, ce qui fait hurler les associations arméniennes. Ou encore sur Chypre, l’île de la discorde, partagée entre les Turcs et les Grecs depuis le conflit de 1974 : d’accord pour une union douanière, mais « pas question de reconnaître le secteur chypriote grec », prévient Abdullah Gül, le ministre turc des Affaires étrangères. Un « secteur grec » pourtant devenu membre à part entière de l’Union européenne...
Le Premier ministre, moustache poivre et sel et poches de plus en plus marquées sous les yeux, multiplie les colères. « Il n’écoute plus personne », constate Okay Gönensin, éditorialiste au journal Vatan. A l’exception de trois ou quatre conseillers. Parmi lesquels Egemen Bagis, surnommé « l’Américain », un ancien consultant turc repéré à New York par Erdogan. « Une cour de conseillers plus dangereux que lui-même », juge Emin Sirin, un député ulcéré par le recul de la démocratie et qui vient de démissionner des rangs de la majorité comme treize autres de ses collègues.
Comme si Ergodan renouait avec ses vieux réflexes. Ceux hérités d’une culture islamiste rigoriste. Car le petit Tayyip a grandi à Kasimpasa, un quartier populaire et religieux d’Istanbul. Au pied de l’immeuble de quatre étages aux balcons rouillés, des gamins tapent dans un ballon au milieu de la poussière. Et des femmes en noir des pieds à la tête achètent du poisson à un marchand ambulant. C’est ici, au troisième étage, que le jeune Erdogan a dévoré des livres religieux. Et a vécu dans la discipline.
D’abord de celle de son père, ancien capitaine du port d’Istanbul. « Un despote, se souvient Ibrahim Keles, longtemps le dentiste de la famille Erdogan. Moi-même je le craignais. » Enfant, Tayyip lui baisait les pieds. Et gare aux incartades. « Un jour, notre père a surpris Tayyip en train de dire une grossièreté, raconte son frère Mustapha, il l’a saisi et l’a secoué à bout de bras. Il devait avoir 13 ans et n’a plus jamais recommencé. » Le jeune Tayyip se renferme. Il n’avouera jamais à son père sa passion du football. « Il cachait ses crampons dans un sac de charbon, dit Hayri Engyn, 50 ans, un ami d’enfance. Pendant sept ans, son père n’a rien vu. »
Autorité du père, mais aussi de l’école religieuse. Car Tayyip affirme sa foi très tôt. « Il a refusé un jour de faire sa prière sur du papier journal parce que les photos pouvaient égarer l’esprit, poursuit Mustapha. Il a donc réclamé un tapis. En voyant cela, l’instituteur a encouragé notre père à l’envoyer à l’école des imams. » Le jeune footballeur se voit alors affublé d’un surnom : « Imam Beckenbauer ». Car ses dons sportifs se doublent vite de talents de prêcheur. « Dès 16 ans, c’est lui qui remplaçait l’imam à la mosquée, récitait des prières pour les naissances ou organisait le rituel des décès », raconte le dentiste Keles. « On jouait aux cartes, on buvait de la bière et on draguait les filles, ajoute Dursun Kaya, 47 ans, un ancien compagnon de football. Lui, c’était tout le contraire. On le trouvait trop sérieux. Il nous disait : « Vous êtes des hommes. Ressaisissez-vous ! Et ne regardez les femmes qu’une fois ! » »
Erdogan rencontre la sienne dans un meeting politique. Elle s’appelle Emine. Tous deux se marient en 1978, six mois après. Emine, née d’une famille arabe de la lointaine province de Siirt, a aussi reçu une éducation conservatrice. « A l’adolescence, son frère la battait pour l’obliger à porter le voile, explique Oral Calislar, journaliste à Cumhuriyet. Elle a même songé à se suicider. » Aujourd’hui Emine affiche ses convictions. Et porte en permanence le voile.
Lors de la nomination de son mari au poste de Premier ministre, elle fait néanmoins une concession. Elle quitte son ordre religieux Shafi pour rejoindre celui du Hanafi, moins strict. « Je le lui ai conseillé, raconte Nazli Ilicak, une amie du couple, sinon son rite l’obligeait à se laver les mains chaque fois qu’elle serrait la main d’un homme. » Sur le voile, en revanche, Emine ne transige pas. Au point d’être refoulée en octobre 2003 d’une cérémonie officielle dans la résidence du président Necdet Sezer. Pour la Journée internationale de la femme, le couple Erodgan a droit à une fête à huis clos : toutes les femmes présentes sont voilées. « Certaines se prosternaient même à leurs pieds », confie un témoin de la scène.
« La loi sur la criminalisation de l’adultère, c’est elle » [ l’épouse d’Erdogan ]
Cette dramaturgie serait-elle due à Emine, qui exerce une grande influence sur son mari ? « Elle est d’une jalousie paranoïaque, lâche un proche d’Erdogan, la loi sur la criminalisation de l’adultère, c’est elle. » Discrètement, elle s’implique dans la vie politique de son mari. En pratiquant le porte-à-porte ou en donnant son avis sur la composition de listes électorales.
Un soutien utile. Mais l’islamiste Erdogan est habile. Il se sait impuissant dans une Turquie laïque s’il ne joue que sur la fibre religieuse. Alors il présente une autre face : celle du moderne et du démocrate. Sa conquête du pouvoir, il la doit à cette reconversion. « Il passe parfois dans la rue avec sa Mercedes, fenêtre ouverte, et on s’aperçoit qu’il écoute de la pop musique », sourit Ozkan Sendir, un commerçant d’Istanbul, un laïque convaincu mais sous le charme.
De fait, Erdogan montre un vrai talent : il séduit toutes les catégories. Ses expressions populaires, sa voix perçante et ses accents nationalistes enflamment les auditoires. Résultat : son parti, l’AKP, jusqu’alors replié sur une base islamiste radicale , devient un vaste mouvement populaire. « L’AKP est devenu un véritable fourre-tout », dit Mümtaz Soysal, ex-ministre des Affaires étrangères et président du Parti de la République indépendante, dans l’opposition. La clé du succès ? Un inlassable travail de terrain. Qui lui permet de conquérir dès 1994 la mairie d’Istanbul au terme d’une campagne anticorruption de porte-à-porte, y compris par des jeunes filles en jeans et non voilées. Là aussi une première pour un islamiste.
Très vite, Erdogan veut faire d’Istanbul son tremplin. Il prolonge le métro, achemine l’eau dans tous les quartiers. Il s’attaque aussi à la corruption. Un jour, il piège des chefs d’entreprise réunis autour d’un projet de construction. « Quelle est ma commission ? leur lance-t-il. - 10 % », lui répondent les intéressés. Erdogan avait pris soin d’inviter des journalistes incognito !
Quatre mois de prison qui le marquent à jamais
Irréprochable, Erdogan ? L’homme a le goût du clientélisme. A Kasimpasa, son quartier d’origine, « il a placé à la mairie une centaine de ses anciens voisins », raconte son ami d’enfance Hayri Engyn. En décembre 1997, un événement vient interrompre ce parcours. Lors d’un rassemblement dans la région de Siirt, il déclame les vers d’un poème radical. Condamné pour « incitation à la haine religieuse », il effectue quatre mois de prison. Une expérience qui le marque à jamais. « Il nous disait : « ne me laissez pas tout seul, venez me voir » », raconte Dursun Kaya, son compagnon de football. « Il a lu dix mille lettres et a répondu à toutes », assure Egemen Bagis, député d’Istanbul, l’un de ses plus proches conseillers. A sa sortie de prison, en juillet 1999, Erdogan change radicalement de tactique. Il renonce à affronter les militaires. Il gagnera le pouvoir en pragmatique. Il rompt avec son mentor en politique, Necmettin Erbakan, Premier ministre islamiste contraint à la démission par les généraux en 1997. Depuis, Erdogan travaille sans relâche. Il vit dans une villa d’un modeste quartier d’Ankara et ne s’octroie comme distraction que les matchs de football, où il se rend à bord de sa Mercedes blindée à la plaque « 0002 ». Avec une prédilection pour Fenerbahçe, où joue Anelka, qu’il avoue suivre de près. Il visite aussi un nombre impressionnant de pays. Mais la griserie du pouvoir l’amène à commettre des erreurs. Il refuse de vendre ses parts dans l’entreprise de confiserie Ulker, son ancien employeur. Harcelé par la presse, il s’y résout il y a un mois et empoche la coquette somme de 3 millions de dollars. Autre épine : il organise deux mariages princiers, ceux de sa fille et de son fils. Chaque invité reçoit un écrin en argent massif. Le peuple n’a guère apprécié. Alors, islamiste ou conservateur ? Erdogan joue sans cesse sur cette ambivalence. « Il convoite déjà le poste de président de la République où il sera à l’abri », assure l’un de ses proches. L’armée laisserait-t-elle un islamiste reconverti accéder au sommet de l’Etat ? Car derrière le sultan veillent toujours les janissaires
Repères
1954 : Naissance à Istanbul, dans la quartier populaire de Kasimpasa.
1994 : devient maire d’Istanbul.
Juin 1997 : le premier ministre islamiste Necmettin Erbakan, son mentor, est contraint à la démission par les militaires.
1998 : condamné à dix mois de prison pour incitation à la haine religieuse ; purge une peine de quatre mois.
2002 : son parti, l’AKP, remporte les élections, avec 34 % des voix.
2003 : recouvre ses droits civiques ; nommé Premier ministre.
Frictions avec les militaires
Dans son bras de fer avec les militaires turcs, gardiens de la laïcité, Recep Tayyip Erdogan a longtemps joué avec le feu. Quand il déclame un poème en décembre 1997, il ne pense pas cependant dépasser les limites. « Les mosquées sont nos casernes, les minarets nos baïonnettes, les dômes nos casques. » Le poème est signé Ziya Gökalp, un auteur nationaliste, et lui vaut la prison (voir la bio express). Ses conseillers en communication lui ont recommandé d’en faire un argument. Aujourd’hui, Erdogan ne rate pas une occasion de rappeler aux militaires par voie de presse... qu’il est un ardent défenseur de la poésie. Et qu’il a tâté de la geôle pour avoir défendu la liberté d’expression.
© le point 21/04/05 - N°1701