Je me suis rendu au match à pied avec tout Erevan. Une longue route relie la place de la république à Hrazdan qui est placé sur une hauteur. Les Arméniens avaient l’habitude du trajet, ils l’accomplissent tous les ans, dans le silence et le recueillement, le 24 avril. Cette fois-ci, ils étaient bruyants, gais et joyeux…. Comme s’ils se rendaient à des festivités. Moi, je gravis la pente en sautillant et zigzaguant.
Deux drapeaux au loin, indiquaient que je n’étais pas loin. De jeunes militaires, presque des enfants, étaient postés le long de la route, comme pour protéger la pente. J’ai voulu immortaliser la vue avec mon appareil photo. Pour cela, il me fallait franchir le cordon militaire. Refusant au début, ils ont fini par accepter. Les drapeaux arméniens et turcs, étaient hissés l’un à côté de l’autre. On aurait dit un tête à tête. Le vent s’y était mis pour les faire ondoyer majestueusement, comme pour dire :« aller, profitez en, rattrapez le temps perdu ! ». En grimpant un peu plus, j’ai pu apercevoir le monument où je m’étais effondrée et où j’avais pleuré pour mon père, surgir d’entre les drapeaux. Revoir ce monument, comme cela, m’a inondé de bonheur, mon cœur allait exploser de joie. La solitude et la tristesse de la mort de mon père se faisaient petit à petit moindre et laissaient la place à la formation d’une nouvelle communauté et celle d’un nouvel espoir, l’espoir de ne plus jamais être seule et de ne plus revivre la mort. L’espoir aussi, du futur et de la résurrection.
Dès que je suis rentrée dans l’enceinte du stade, j’ai entendu de la musique, c’était Ara Kevorkyan. Vous savez, certains morceaux vous évoquent parfois des souvenirs particuliers. Celui-ci me rappelait le mariage de mon frère Ararat et de Caroline. Puis, subitement, il me semblait voir mon père, qui dansait en plein milieu du stade, allant d’un côté, puis d’un autre. Depuis sa disparition, je n’avais jamais revécu cette envie : je me suis levée et je me suis mise à danser, moi aussi.
Cette nuit, dans le stade de Hrazdan, j’ai retrouvé mon tendre père et j’ai dansé avec lui. Depuis ce 19 janvier, le souvenir de son corps étendu sur le trottoir, face contre sol, ne me quittait pas. Et, ce soir du 6 septembre, au stade de Hrazdan, pour un bref instant, mon père s’est relevé de ce trottoir pour venir nous rejoindre à cette grande fête. Ce soir, c’était lui l’instigateur de cette belle fête. Vous ne pouvez pas savoir à quel point il était heureux. Ses bras étaient grands ouverts, comme s’il voulait serrer le stade entier sur son cœur. Il semblait aussi heureux que lors du mariage d‘Ararat ou bien lors du dixième anniversaire d’Agos. Il n’en finissait pas de danser, son regard humide était fixé dans le mien. Il enlaçait tour à tour Ali, Tuba, Salpi, Gül, Sarkisyan. Ce soir, au stade de Hrzadan, nous nous sommes retrouvés en rêve avec mon père. Nous étions complètement ivres, ivres de bonheur uniquement, sans avoir bu aucune goutte d’alcool. Nous nous sommes retrouvés sur une aire de repos, sur la route de l’espoir.
Puis, soudainement, les équipes ont pénétré dans le stade pour s’échauffer. L’équipe turque à essuyé quelques sifflets. Je me suis levée et j’ai crié très fort : « Pari yegak, bienvenue ! ». Trois jeunes filles assises devant moi se sont retournées et m’ont regardé bizarrement. Jamais de ma vie, je n’étais allée à un match de football. J’avoue ne rien comprendre à ses règles, de plus ça ne m’intéresse pas vraiment. Tout un coup, je suis interpellée par une pancarte tenue par des membres de l’association turque « jeunes civils », sur laquelle était marquée :« Arda, fais une passe à Sarkis ». Déjà très excitée, cette pancarte avait fini de me rendre complètement hystérique. L’équipe arménienne mène une attaque, mais n’arrive pas à marquer. Une voix dans les tribunes s’écrit en turc :« aller, va te faire… ». La formation arménienne part de nouveau à l’attaque lorsqu’une autre voix hurle :« aller mon vieux, court, court… », toujours en turc. Un joueur turc, bousculé, tombe. Je reste rivée sur le joueur arménien, va-t-il l’aider à se relever en le prenant par la main ? Je me lève en hurlant « vas-y ! Lève-le ! vertzur ! ». Gooooooool !! Il l’a aidé, j’applaudis la scène debout. Mes voisins de tribune me demandent en turc si je suis turque, je le leurs réponds : « Non, je suis Arménienne de Turquie ». Nous en profitons pour faire connaissance. L’un venait de Hemşin, l’autre de Trabzon (villes de la région de la Mer Noire en Turquie, NdT). Un autre disait qu’une partie de sa famille avait quitté Istanbul pour venir vivre en Arménie. Ils finissent par me demander qui je suis. Suite à ma réponse, chacun d’eux se met à pleurer. Derrière moi, une personne me tend une bouteille d’eau. Il avait sûrement compris que j’avais soif. Voilà comment j’ai été acceptée au stade arménien.
A suivre...