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A la frontière turco-syrienne, on rêve de vergers et non plus de champs de mines

samedi 11 juillet 2009, par Guillaume Perrier

Dans l’entrebâillement de la fenêtre, Ahmet grille cigarette sur cigarette en observant d’un oeil las les allers et venues devant la maison familiale. L’horizon de ce jeune homme de 23 ans est un chemin poussiéreux qui traverse un quartier décrépi de Nusaybin, petite ville turque collée à la frontière syrienne. Une zone parsemée de dizaines de milliers d’engins explosifs. Le déminage a été voté début juin par le gouvernement turc, bien décidé à nettoyer l’endroit d’ici à cinq ans, pour le convertir en champs et en vergers. Ahmet, lui, n’y croit pas trop : « L’armée ne les laissera jamais faire. »

Au bout de la rue, un pâturage verdoyant sans clôture ni soldat. Dans les herbes folles, des familles pique-niquent, des ovins paissent. Au fond, une rangée de barbelés. Au-delà, c’est la Syrie. C’est en jouant dans cette zone frontalière qu’Ahmet a sauté sur une mine antipersonnel, à l’âge de 7 ans, en 1993. Il a perdu ses deux jambes. Son frère et son voisin ont été tués. Assis sur un lit surélevé, son poste d’observation, Ahmet soupire : « Beaucoup de gens sont morts ». Près de 10 000 tués ou blessés en 50 ans, selon l’association Turquie sans mine.

Le terrain miné commence à quelques mètres des premières maisons. Au bord du chemin, les habitants ont dissimulé une mine antichar sous un buisson de branches mortes et de ronces. « C’est tout ce qu’on peut faire pour éviter les accidents. Nous voulons qu’on sécurise cette zone. Nous avons pensé à ériger un mur, explique Aladdin Sinayiç, qui dirige un centre culturel à Nusaybin. Mais l’armée refuse : c’est une zone militaire, donc personne n’est censé y aller. On ne peut rien faire. »

A la sortie de la ville, la route file droit vers l’ouest en longeant des barbelés rectilignes. Devant une caserne, une inscription clame : « La frontière est notre honneur ». Cette longue bande de terre, hérissée de miradors, est défendue jalousement. Près de 615 000 mines truffent ce no man’s land depuis 1954.

Pendant la guerre froide, la Turquie, membre de l’OTAN, et la Syrie, prosoviétique, se tenaient à bonne distance. Les champs de mines ont aussi servi à dissuader les contrebandiers et les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de traverser la ligne. Aujourd’hui, les relations entre Ankara et Damas sont pacifiées. En vertu du traité d’Ottawa signé par la Turquie en 2003, tous ces engins doivent être neutralisés d’ici à 2014.

Le gouvernement turc a donc présenté un projet de loi, fin mai, déclenchant aussitôt une levée de boucliers de l’opposition. « Nous ne sommes pas du tout opposés au déminage, commente Onur Öymen, vice-président du Parti républicain du peuple (CHP, kémaliste). Mais il doit être réalisé par des militaires ou par une organisation non gouvernementale (ONG). Or le gouvernement a décidé d’impliquer des compagnies internationales et de leur céder l’usufruit du terrain pendant quarante-quatre ans. C’est incompréhensible. »

Le premier texte prévoyait en effet un appel d’offres international et la cession des terres dédiées à l’agriculture, pour payer le coût du déminage. De nombreuses compagnies spécialisées, comme la française Géomines, se sont portées candidates. Parmi les prétendantes figuraient des sociétés israéliennes, ce qui a déclenché un tollé et nourri de multiples théories du complot.

« Ils veulent créer une seconde bande de Gaza », s’est écrié, au Parlement, un député kémaliste qui dénonce une « trahison » et une menace pour la sécurité des frontières turques. « Il faudrait d’abord déminer nos têtes », a lancé le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, en réponse aux critiques. Après un débat parlementaire houleux, le gouvernement a révisé son projet de loi. Le chantier du déminage pourra être confié à l’agence d’entretien et d’approvisionnement de l’OTAN (Namsa), et en dernier recours, seulement, à un sous-traitant privé. L’opposition a déposé un recours devant la Cour constitutionnelle.

La formule choisie pose question. Pourquoi la deuxième armée de l’Alliance atlantique, forte de 700 000 soldats, ne se charge-t-elle pas du déminage ? « La Turquie dépense pourtant des sommes considérables pour sa défense, souligne Lale Sariibrahimoglu, experte en questions militaires. Les forces armées ont dit, fin mai, qu’elles n’avaient ni le matériel ni le personnel qualifié pour le faire. Or, là-dessus, les députés n’ont posé aucune question rationnelle. »

Cette dépendance excessive envers les technologies étrangères montre, selon elle, l’absence de gouvernance démocratique au sein de l’institution militaire et, donc, certaines erreurs stratégiques. « Il n’y a pas de contrôle civil sur les politiques, les investissements et le budget de l’armée. Pas de transparence. »

Les habitants de Nusaybin, eux, insistent pour que les terres déminées, propriétés du Trésor turc, soient rendues à la population qui vivote grâce au commerce transfrontalier. « Il y a plus de 200 000 hectares fertiles vierges de tout engrais. Nous voulons les convertir à l’agriculture biologique, explique Mehmet Ali Dogru, le président de la chambre d’agriculture locale qui a envoyé un rapport sur cette question au premier ministre. Grâce au développement de l’agriculture locale, on pourrait mettre fin à 80 % du chômage. »

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Sources

Source : lemonde.fr, 30.06.2009.

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