Les dirigeants américains redoutent notamment un rejet de leur allié turc
Les dirigeants américains ont été lents à réagir, autant par manque d’intérêt et de certitudes que par réflexe de prudence diplomatique. Mais la crise politique en Europe commence à nourrir des inquiétudes à Washington, soulignant a contrario l’importance du partenaire européen pour les États-Unis sur la scène mondiale.
Mardi, au cours d’une longue conférence de presse à la Maison-Blanche, George W. Bush n’a même pas évoqué le non français au traité constitutionnel, et pas une seule question ne lui a été posée sur l’Europe. Le même jour, Richard Boucher, le porte-parole du département d’État, s’est borné à des commentaires évasifs sur ce « partenaire que nous apprécions » et avec lequel « nous avons des objectifs communs ». Mais le lendemain, lors d’un « briefing » avec un haut responsable du département d’État pourtant tenu à l’anonymat, le ban et l’arrière-ban de la presse américaine ont soudain manifesté un vif intérêt pour une réunion préparatoire au prochain sommet UE - États-Unis, qui aura lieu à Washington le 20 juin.
Entre-temps, les analystes américains avaient commencé à décrypter les conséquences des référendums en France et aux Pays-Bas, tant pour l’Europe que pour la relation transatlantique. « Il y a une désaffection, peut-être même une rébellion, contre les élites politiques en France, en Allemagne et en Italie », a relevé le New York Times, y voyant avec Charles Kupchan, du Council on Foreign Relations, « la promesse de difficultés pour une Amérique qui se tourne vers l’Europe en quête d’aide sur de nombreux fronts ». Pour le Los Angeles Times, « les Français ont eu la trouille », et pour le Washington Post, une « révolte populiste » met en péril « une certaine idée de l’organisation socio-économique de l’Europe ».
« Beaucoup d’Américains se réjouiront de voir les dirigeants français et allemands prendre des coups, ajoute le journal de Washington, mais il n’est pas dans l’intérêt à long terme des États-Unis d’encourager ou d’espérer le retour d’une Europe divisée, de gouvernements instables érigeant des barrières par peur de leurs voisins et du reste du monde. » Même le Wall Street Journal, pour lequel « la démocratie française est arrivée en trébuchant au bon résultat », partage cette analyse : « Tout le monde peut tomber d’accord sur le fait qu’une Europe forte, une Europe en sécurité, prospère et confiante, est dans l’intérêt de l’Amérique », écrivent les néoconservateurs Jeffrey Cimbalo et David Frum.
Cet intérêt national américain est décliné de manière très pragmatique au département d’État : « Les États-Unis veulent une Europe forte comme partenaire parce qu’il y a beaucoup de choses à faire dans le monde qui requièrent notre force commune basée sur nos valeurs communes », dit le haut responsable contraint à l’anonymat. Ce fonctionnaire réputé en phase avec la Maison-Blanche énumère une liste interminable de sujets, de l’Afghanistan à l’Iran en passant par la Chine et le processus de paix israélo-palestinien, qui « figurent au menu de toutes nos réunions avec les Européens depuis six mois ». Il cite même la « révolution orange » en Ukraine comme « un modèle de coopération spectaculaire ».
Cet enthousiasme rétrospectif révèle des préoccupations plus immédiates. « La Constitution européenne n’est pas notre affaire, dit-on dans l’antre de la diplomatie américaine. Mais ce serait une mauvaise chose que (son rejet) débouche sur une Europe introvertie ». En termes de sécurité collective, « l’élargissement a eu un effet merveilleux et, de notre point de vue, les pays à la frange de l’Europe devraient avoir leur chance ». Washington redoute « que les nouveaux membres soient perçus comme un fardeau » et plus encore que l’UE rejette la Turquie, son partenaire stratégique au sein de l’Otan. « Si Ankara poursuit les réformes, veut croire le diplomate anonyme, cela modifiera le contexte du débat » en Europe.
Jusqu’ici, les Américains craignaient par-dessus tout une Europe unie ambitionnant de faire contrepoids à leur puissance. Les voici inquiets de voir « la plus belle construction du XXe siècle sur la scène internationale » se déliter et risquer de retourner à ses vieux démons. Le non à la Constitution « n’est pas un désastre », estime le Washington Post, résumant l’opinion générale outre-Atlantique, mais l’Europe doit maintenant « trouver un moteur pour l’intégration qui remplace le nationalisme français ».