Qu’attendez-vous de la visite que vous effectuez à Paris à partir de ce jeudi 3 novembre ?
Beaucoup de gens pensent que ce qu’on appelle le problème de Chypre doit être vu à travers les lunettes de la Turquie. Et beaucoup considèrent aussi, parce que la Grande-Bretagne était ici la puissance coloniale, que les Britanniques sont des experts de la question. Nous n’aimons pas être traités comme étant dans la sphère d’influence britannique. Sur bien des sujets nous nous trouvons sur la même ligne que la France, par exemple pour les perspectives financières -de l’UE- 2007-2013. Nous n’aimons pas l’insistance mise par certains pour changer radicalement la politique agricole commune.
Jacques Chirac a toujours été très favorable à l’adhésion de la Turquie à l’Union. Avez-vous été surpris par la déclaration du premier ministre, Dominique de Villepin, qui a affirmé le 2 août qu’il ne lui paraissait « pas concevable » d’ouvrir des négociations avec un pays qui ne reconnaîtrait pas tous les membres de cette Union ?
Il n’y a pas de contradiction. Le règlement futur des relations entre les Chypriotes grecs et la Turquie je dis exprès la Turquie parce que les Chypriotes turcs sont des otages de la Turquie et les problèmes entre la Grèce et la Turquie, dépendent du rapprochement entre la Turquie et l’Europe, si la Turquie remplit ses obligations.
C’est pourquoi une Turquie orientée vers l’Europe vaut mieux pour nous qu’une Turquie qui lui tournerait le dos. Mais à une condition très importante : la Turquie doit respecter pleinement ses obligations envers l’UE et donc envers Chypre. Quand M. de Villepin a dit qu’il était « impensable » que le processus s’engage, c’était une surprise parce qu’on ne s’y attendait pas. L’ambassadeur de France m’a expliqué qu’il ne s’agissait pas d’une déclaration de circonstance mais qu’elle avait été concertée avec le président de la République. Après on a dit que la France nous avait laissé tomber en ne bloquant pas l’ouverture des négociations avec la Turquie, ce n’est pas vrai. Personne ne m’a jamais dit que la France mettrait son veto si la Turquie ne reconnaissait pas Chypre. Ce qu’on m’a dit est la chose suivante : la France va essayer de convaincre ses partenaires européens mais elle ne veut pas d’une crise avec la Turquie. C’est elle qui a pris l’initiative qui a conduit à la déclaration européenne sur les obligations d’Ankara vis-à-vis de la République de Chypre.
Après la victoire du non au référendum d’avril 2004 dans la partie grecque de Chypre, le plan Annan de réunification est-il définitivement mort ?
J’ai vu passer beaucoup de projets, d’idées, de plans. Aucun n’a jamais complètement disparu. J’ai dit au premier ministre turc : ça m’est égal que le plan s’appelle Annan 6 ou Erdogan 1 pourvu que les préoccupations des Chypriotes grecs soient prises en compte et que les prochaines étapes soient bien préparées. Si nous recommencions des négociations avant d’avoir de bonnes chances de réussite, le signal qui serait envoyé au monde serait que le problème de Chypre est insoluble.
L’invitation de Mehmet Ali Talat, le « président » de Chypre du Nord, par la secrétaire d’Etat américaine, Condoleezza Rice, vous paraît-elle utile ?
Non. Absolument contre-productive. Parce que le but de la Turquie n’est pas la reconnaissance diplomatique de la soi-disant République turque de Chypre du nord, avec l’entrée de Chypre dans l’UE, les Chypriotes turcs sont devenus des citoyens européens, on leur a distribué 45 000 passeports, son but est de lui voir reconnaître tous les attributs d’un Etat, sauf la reconnaissance internationale. En recevant M. Talat, les Américains encouragent cette politique.
Pourquoi empêchez-vous le commerce direct entre Chypre du Nord et le reste du monde ?
Ce n’est pas une question économique mais politique. Ce que vous appelez le commerce direct serait aussi un moyen de rehausser le statut de Chypre du Nord.
Mais ce refus bloque l’aide européenne de 259 millions d’euros qui a été promise aux Chypriotes turcs après leur oui au référendum.
Nous avons accepté et même proposé cette aide, à condition qu’elle soit déconnectée de ce que vous appelez le commerce direct. Les Britanniques ont refusé.
D’ici dix ou quinze ans, le temps des négociations avec la Turquie, il n’y aura pas d’échéance poussant Ankara à accepter un règlement de la question chypriote...
Je n’accepte pas cette idée de quinze ans parce que cela voudrait dire que la situation se serait solidifiée. Pendant les négociations d’adhésion de la Turquie à l’UE, l’ouverture et la fermeture des 35 chapitres de l’acquis communautaire exigeront un vote à l’unanimité des Vingt-cinq. A chaque fois, Chypre pourra faire valoir ses droits.
Si vous imaginez l’île dans une dizaine d’années, vous pensez plutôt à une réunification à l’allemande ou à un divorce de velours à la tchécoslovaque ?
Ni l’un ni l’autre. Je pense que beaucoup des provisions du plan Annan, inacceptables pour nous, pourront trouver une solution au sein de l’UE. Ce ne seront plus des problèmes chypriotes mais des problèmes européens, par exemple la monnaie commune ou la politique économique.
Il est donc important que la Turquie rejoigne l’UE...
Oui, mais pas à n’importe quel prix, pas au rabais, ce qu’ont jusqu’à maintenant accepté les Européens.
Vous avez votre mot à dire
Parfois le veto est plus efficace quand il n’est pas utilisé que quand il l’est.
Propos recueillis par Daniel Vernet
Article paru dans l’édition du 04.11.05