Après l’échec en avril 2004 de la réunification de l’île, seule la partie grecque, au sud, a intégré l’Union européenne. Cette division de l’île reste une question épineuse pour l’UE, notamment dans ses négociations avec la Turquie qui ne reconnaît que la République turque de Chypre du nord.
Famagouste, sur la côte est de Chypre, fut longtemps la destination favorite des touristes. Au début des années 1970, la ville comptait 37000 habitants : 7000 Turcs, à l’intérieur des murs et 30000 Grecs, à l’extérieur, dans le quartier de Varosha (« varosh » veut dire « banlieue » en turc).
« Nous existions séparément mais nous formions une vraie communauté », explique Nicolas Karageorgis, dont la maison était située non loin de la plage. Cette fragile harmonie a volé en éclat en 1974. « Quand l’armée turque a débarqué au Nord, j’avais 24 ans. Nous avons juste eu le temps de boucler deux ou trois valises et de faire démarrer la voiture... »
Dès le départ des Chypriotes grecs, l’armée turque a bouclé le quartier de Varosha, devenu une cité fantôme. Derrière les barbelés délimitant la zone interdite, les squelettes des immeubles éventrés jettent leur ombre sur les villas abandonnées, cernées de jardins où seuls quelques cactus géants s’acharnent à survivre. Nicolas Karageorgis se désespère de l’absurdité de ce gâchis : « Ici, même les chiens sont morts. »
Informaticien à Nicosie, dans la partie sud de Chypre, il appartient au Mouvement des réfugiés de Famagouste. Cette association, créée en 1976, se bat pour la restitution des maisons à leurs anciens propriétaires. Favorable à la recherche d’une solution globale pour Chypre, elle a milité, pendant des années, pour l’ouverture de la ligne de démarcation qui coupe l’île en deux : au sud, la République de Chypre, intégrée à l’Union européenne ; au nord, la « République turque de Chypre nord » (RTCN) que ne reconnaît pas la communauté internationale.
« Je me souviens de notre premier retour à Famagouste. Quand nous avons à nouveau pu franchir la frontière, nous nous sommes retrouvés sur cette plage, le long des barbelés qui nous interdisaient d’avancer plus loin. Tout le monde pleurait... »
Loizos Afxentiou, lui aussi membre actif du Mouvement des réfugiés de Famagouste, n’éprouve aucune amertume à l’égard des Chypriotes turcs. Après le rejet par la communauté grecque du projet de réunification, il est allé devant le Parlement européen de Strasbourg plaider la cause d’une paix toujours possible : « Nous croyons sincèrement, explique calmement, que Famagouste pourrait devenir une ville modèle, où l’expérience de la vie ensemble serait à nouveau tentée et servirait d’exemple à la réconciliation. »
Il n’avait que huit ans en 1974, mais il reste à jamais marqué par le souvenir du paradis perdu de son enfance : « Toute ma vie, je me battrai pour revenir un jour dans notre maison. Ma vie est à Famagouste. Mon épouse est née à Famagouste et mes enfants attendent, comme nous, l’heure du retour. »
Dans son cabinet juridique perché au sommet d’un immeuble moderne de Nicosie, Achilleas Demetriades mesure chaque jour la douleur de ceux qui ont dû tirer un trait sur leur passé. Cet avocat de renom fut l’artisan du fameux dossier « Loizidou », du nom d’une habitante de Kyrénia qui, la première, obtint gain de cause auprès de la Cour européenne des droits de l’homme : en décembre 2003, la Turquie fut obligée de payer, intérêts compris, l’équivalent d’un milliard de dollars en compensation du préjudice subi. Une première brèche.
Maître Demetriades prévoit une inflation des procédures. Selon lui, la question des expropriations, liée à la partition de 1974, pourrait concerner deux cent mille réfugiés : « Faites le calcul. Si la Turquie devait indemniser chacun, sur la base du seul préjudice moral obtenu dans l’affaire Loizidou, la facture s’élèverait à 8 milliards de dollars ! »
Pour tenter de gérer localement les dossiers, la Turquie a mis en place, en juin 2003, un comité de compensation chargé de dédommager les personnes spoliées. Mais la crédibilité et l’objectivité de ce comité, dont la majorité des membres occupaient des maisons anciennement possédées par des Chypriotes grecs, ont été mises en doute.
D’autres imbroglios juridiques sont apparus quand des Européens se sont mis à acheter, à Chypre nord, des propriétés appartenant à des Chypriotes grecs spoliés.
Le 19 avril dernier, la cour de Nicosie, se fondant sur la convention européenne de Lugano, a condamné un couple d’Anglais à démolir une maison construite dans le village de Lapithos et à verser une compensation de 70000 livres au propriétaire Chypriote grec. Le même jour, un couple de Chypriotes grecs a pu porter plainte contre le directeur d’une agence immobilière anglaise qui venait de démarrer un programme de construction, près de Kyrénia, sur un verger appartenant aux plaignants.
Assis à la terrasse de l’hôtel Constanza, désormais rebaptisé Palm Beach, Nicolas Karageorgis contemple la plage et bute sur les barbelés qui bloquent l’accès à son ancien quartier de Varosha : « Toutes les familles qui vivaient ici, toutes les amitiés qui se sont nouées dans ces rues ont été brisées », soupire-t-il. Avant de se ressaisir : « En six mois, tout pourrait être reconstruit. Alors, la vie pourrait reprendre comme avant... »