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TURQUIE - Recep Erdogan, tel un militaire en campagne...

vendredi 3 juin 2005, par Ahmet Altan

Courrier international - n° 761 - 2 juin 2005 - Gazetem

Avec les désillusions sur l’Europe, l’autoritarisme gagne du terrain à Ankara. Le Premier ministre se conduit comme un général, constate amèrement l’intellectuel Ahmet Altan.

En Turquie, chaque homme politique est un général et chaque général se découvre des talents de politicien. Tandis que les généraux souhaitent gérer le pays en concentrant dans leurs mains tous les mécanismes de contrôle de l’Etat, les hommes politiques, pour leur part, rêvent de créer un système leur permettant d’interdire toute critique et de faire taire les intellectuels. Toutefois, alors que nous étions dans un processus de rapprochement avec l’Union européenne, nous avons connu une période euphorique frisant la démocratie. Le chef d’état-major de l’armée, qui avait compris que ce ne serait qu’en démocratie qu’on pourrait mettre sur pied une armée conforme aux normes contemporaines, avait réussi à cantonner l’armée dans ses limites. De même, les représentants politiques de l’AKP [le parti islamique au pouvoir] avaient compris qu’ils ne pourraient réellement accéder au pouvoir que grâce à la démocratie et avec le soutien de l’Union européenne. Ce constat les avait civilisés.

Erdogan et la grossière surenchère nationaliste

Sauf qu’une fois obtenue la date de début des pourparlers d’adhésion avec l’Union européenne, tout est à nouveau redevenu comme avant. Le politique qui sommeillait chez le militaire et le militaire qui se cachait chez le politique se sont à nouveau réveillés. On en est revenu à la république du comité Union et Progrès [régime jeune-turc responsable du génocide arménien].
Pourtant, cette fois, ce retour en arrière n’a pas été amorcé par des généraux, mais bien par des hommes politiques. Le Premier ministre Erdogan a en effet déclaré la guerre à peu près à tous ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, l’avaient soutenu dans son périple qui l’a mené de la prison au pouvoir. Il s’est ainsi lancé dans une grossière surenchère nationaliste en se répandant dans des déclarations bizarres où il affirmait que “l’Union européenne [cherchait] à dépecer la Turquie”. Il a alors fait preuve d’une tolérance coupable vis-à-vis, pêle-mêle, des policiers qui ont matraqué des femmes à Istanbul [lors de la manifestation de la Journée des femmes], des fanatiques nationalistes qui ont tenté de lyncher des jeunes militants gauchistes à Trabzon, ou encore à l’égard d’un procureur qui avait tenté de saisir tous les livres d’Orhan Pamuk [écrivain “coupable” d’avoir déclaré dans un journal suisse que “les Turcs ont tué 30 000 Kurdes et 1 million d’Arméniens”]. Pour couronner le tout, il a introduit dans le nouveau Code pénal, actuellement en préparation, des peines de prison qui vont affecter le travail des médias. Il a défini de nouveaux délits en relation avec un concept aussi vague que l’“intérêt national”. Il y aurait même dans ce nouveau Code pénal des dispositions visant à régenter les pratiques vestimentaires féminines. Le général qui sommeillait en lui s’est donc réveillé. Erdogan, j’en suis sûr, peut compter sur de fidèles partisans. Ces derniers soutiendront certainement cette tendance à la répression et à l’interdiction. Dans les pays sous-développés, ceux qui se donnent une contenance pieuse sur le plan religieux trouvent toujours une base dans la société.
Dans ce contexte, les démocrates qui considéraient positivement l’action d’Erdogan et de l’AKP vis-à-vis de l’intégration européenne sont en train de consommer leur rupture avec eux. En effet, les démocrates qui se sont toujours opposés à l’interdiction du voile ne l’ont pas fait parce qu’ils considéraient que la meilleure chose qu’une femme puisse faire était de se couvrir la tête. Ils ont défendu cette position parce qu’ils croyaient et croient toujours que les femmes doivent être libres de s’habiller comme elles le veulent, et parce qu’ils ont pour principe de ne jamais accepter que l’on puisse s’en prendre au choix vestimentaire de quiconque. Lorsque ces mêmes démocrates ont défendu la liberté d’Erdogan de lire des poèmes, ce n’est pas parce qu’ils étaient béats d’admiration devant le poème pour lequel il a été condamné. _ C’était tout simplement parce qu’ils croient sincèrement à la liberté de chacun de pouvoir dire ce qu’il pense. Voilà ce qui a guidé leur attitude. Or, ce que l’on constate aujourd’hui, c’est que le Premier ministre semble bel et bien avoir l’intention d’imposer ses idées et sa vision de ce que doit être, par exemple, l’attitude vestimentaire, et de ne pas tolérer l’expression d’opinions divergentes sur le sujet.
Nos généraux et nos bureaucrates civils ont donc la même approche. Les deux parties souhaitent en effet chacune imposer ses idées et son mode de vie. Il n’y a donc finalement aucune différence entre elles. Jusqu’à maintenant, les vrais démocrates n’ont jamais lié leur destin à des généraux se mêlant de politique. Dès lors, il n’y a aucune raison pour qu’ils le fassent avec un politicien qui se prend pour un général.

Ahmet Altan


DÉSILLUSION

Le retour des bonnes vieilles méthodes

Un syndicat interdit, des séminaires sur des questions sensibles reportés ou annulés. Le parti islamique n’a toujours pas pleinement adhéré à la démocratie, affirme Birgün.

Ces jours-ci, des odeurs nauséabondes montent de partout en Turquie. La Cour suprême vient de statuer sur le sort d’Egitim-Sen [syndicat d’instituteurs qui revendiquait le droit à l’enseignement dans des langues minoritaires], décidant à l’unanimité sa dissolution. Le report de la conférence sur la question arménienne prévue à l’université du Bosphore en mai est un autre scandale. Le recteur de l’université a finalement cédé aux pressions du gouvernement pour reporter le colloque. On parle d’une “pluie de coups de fil” qui ont conduit à cette décision malheureuse. Quant au séminaire sur la torture et les mauvais traitements à l’encontre des médecins et des juristes, il a été tout simplement annulé. Pourtant, il bénéficiait du soutien de l’UE, de l’Association des médecins légistes, de la Fondation turque des droits de l’homme, ainsi que de l’Union des médecins de Turquie. Vous allez me dire : quel rapport entre ces trois événements ? Aucun peut-être. Il se peut que tous trois se soient produits le même jour par une simple coïncidence.
Mais si ce n’était pas une coïncidence ? Ces événements sont-ils le résultat d’une volonté politique ? Ou, au contraire, sont-ils dus justement à l’absence de toute volonté politique ? Sans noircir le tableau, il ne faut pas négliger les signaux d’un glissement vers une détérioration de la vie publique.
Mais comment réagit notre gouvernement ? L’AKP essaie de donner une image de parti démocrate et réformateur, mais ne convainc plus grand monde. S’il n’y avait pas eu l’obligation d’harmoniser la législation turque avec celle de l’UE comme condition d’adhésion, est-ce que ce parti soutiendrait vraiment la démocratisation ? Les députés de l’AKP ont-ils vraiment une culture démocratique ? Dans quelle mesure leurs actions et leurs déclarations révèlent-elles une mentalité démocrate et dans quelle mesure le contraire ? Le ministre de la Justice en fournit un exemple édifiant lorsqu’il parle, à la première occasion, de “traîtres” et de “ceux qui veulent nous poignarder”. En voyant des “poignards” partout, les députés du parti au pouvoir ne sont-ils pas en fait en train de poignarder chaque progrès démocratique ?
Le gouvernement de l’AKP a une faiblesse grave : les réformes pour l’harmonisation de la législation turque avec celle de l’UE ne correspondent pas à son déficit en culture démocratique. Bien qu’il ait été plusieurs fois l’objet d’interdictions, l’AKP n’a pas su acquérir à travers ces expériences l’aspiration à une société plus libre. Il fait pis encore : il collabore avec des forces occultes ennemies de la démocratie au sein de l’appareil d’Etat pour pousser la Turquie vers une voie imprécise. Avec une telle attitude, l’AKP finira par poignarder non seulement la démocratie, mais aussi sa propre formation.

Saruhan Oluc

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