Autant les Turcs peuvent s’énerver lorsqu’ils considèrent et parlent de leur pays de l’intérieur, autant depuis le dehors on n’en ressent pas les tensions qu’y créent les marées politiques quotidiennes. J’ai pu observer ce phénomène dernièrement dans la série d’articles que Mümtazer Türköne a publié dans le journal Zaman depuis Erbil en Irak du nord.
Mümtazer est issu d’une ligne politique assez nationaliste. A Erbil lors de l’ouverture d’une conférence, il a employé la formule – métaphorique – suivante : « Nous sommes tous Kurdes. » On peut d’ores et déjà se dire que ces paroles et ses articles ne seront pas sans créer de remous dans la nébuleuse nationaliste.
Mais l’approche qu’il adopte dans ces dernières contributions est si marquante que je peux pour ma part en confirmer la pertinence depuis l’autre bout de la Méditerranée, depuis Barcelone…
Son dernier article intitulé « nationalisme de la petite Turquie » commence ainsi : « le Traité de Sèvres prévoyait un petit « pays turc » en plein cœur de l’Anatolie occidentale. Par cette expression de nationalisme de la « petite Turquie », je vise tous ceux qui marchent avec détermination sur une route obscure et étroite qui les conduira au même résultat. Il s’agit là d’un type de nationalisme complexé et maladif, produisant des ennemis, vomissant la haine et ne jetant que des regards furieux à son environnement. La raison, la modération et la logique ne peuvent atteindre ce monde en souffrance. »
Puis il poursuit un peu plus loin :
« Les sources d’inspiration du nationalisme turc sont à chercher dans les nationalismes balkaniques. Et jusqu’à la fondation de la République, on peut diviser les intellectuels turquistes en deux groupes. Les turquistes de « sang non-turc » et les intellectuels venus de Russie.
L’arrière grand-père de Nazim Hikmet, Mahmud Celaleddin Pacha appartenait au premier groupe, Yusuf Akçura au second, par exemple. Le nationalisme turc est en fait étranger à ces terres, l’Anatolie travaillée elle par une culture impériale. Quant au projet d’Etat-nation de la République c’est une condition sine qua non de sa fondation. Et la plupart des thèses utilisées dans le cadre de ce projet sont des inventions et des exagérations. Ainsi la légende d’Ergenekon et la figure du loup gris. L’objectif était de construire un tout nouvel Etat-nation en s’éloignant du passé ottoman et en prenant comme référence une histoire très ancienne et très peu précise remontant à 5000 ans. On a ensuite commenté des données assez floues relatives à l’Asie centrale et tirées des antiques almanachs chinois, en les marquant du sceau turc.
Nationalisme de la petite Turquie
En s’appuyant sur les moyens de l’éducation publique auxquels la République a accordé beaucoup d’importance, ces thèses dont on croyait qu’elles servaient à instaurer et renforcer l’Etat-nation ont opéré une véritable castration mentale. Or pour tous ceux qui avaient accepté ces thèses-là sans les questionner le moins du monde, un peu comme une croyance religieuse, pour tous ceux qui vivaient heureux sur la base de ces mythes, le temps du réveil a sonné. Parce que sur ces thèses absurdes, vous ne pourrez bâtir qu’une Turquie à la mesure de ce dont le Traité de Sèvres nous jugeait digne, une « petite Turquie »…
Dans les frontières de la République de Turquie, et ce malgré tous les efforts de l’Etat-nation et du nation-building, on ne trouve pas qu’un seul peuple, ethniquement homogène. Se mettre en tête de faire de tous un Turc ou de soumettre tous les autres ne signifie pas autre chose que se montrer disposé à accepter les dimensions ridicules de cette petite Turquie.
Imposer à tous la même langue ne revient pas à autre chose qu’à dire aujourd’hui aux Kurdes de fonder leur propre Etat pour pouvoir utiliser leur propre langue. Pour faire vivre aujourd’hui le principe « d’un seul Etat et d’un seul drapeau », vous êtes contraints de redéfinir la nation en recueillant l’assentiment de tous.
Au lieu de s’échiner avec des histoires vieilles de 5000 ans, vous êtes obligés de vous orienter vers votre géographie proche, cette géographie dont vous vous êtes coupés il n’y a pas 100 ans. Il n’est qu’une façon de vivre dans ce cadre géographique : vous êtes forcés de briser les moules étroits du nationalisme pour penser en grand. »
Voilà un peu comment présenter de façon éclatante et pertinente les ponts entre ce que nous avait réservé le Traité de Sèvres et ce que nous propose le nationalisme turc d’aujourd’hui.
Pendant ce temps à Barcelone, j’écoutais un historien serbe de très haut rang dans le cadre de la conférence intitulée « les portes de l’Europe ». Il nous décrivait les sentiments « ambivalents » des Serbes à l’endroit de l’UE. Il nous expliquait comment l’élite politique serbe ainsi que ses intellectuels n’étaient pas parvenus à se débarrasser de leur projet nationaliste.
Dubrovka Stojanoviç puisque tel est son nom, nous rappelait que les Serbes avaient été le premier peuple « ottoman » à demander son indépendance en 1804 et que celle-ci n’avait pu être obtenue qu’en 1878 lors de la Conférence de Berlin. Il soulignait ensuite que les élites politiques et intellectuelles serbes du 19e siècle avaient sacrifié le développement social et économique de leur pays, en clair l’européanisation de la Serbie sur l’autel du rêve de Grande Serbie.
Le plus « intéressant » dans cette affaire restant que ces élites politiques et intellectuelles serbes « infectées par le nationalisme » ont réitéré la même erreur, à savoir se mettre en quête d’une grande Serbie, à la toute fin du 20e siècle avec notamment le conflit génocidaire en Bosnie. Et la Serbie, sans parler même d’atteindre ce « rêve » de grande Serbie irréalisable et qui l’a conduit dans l’impasse, en est aujourd’hui à vaciller sur le seuil de l’Europe.
En écoutant les expériences serbes puis ukrainiennes, j’ai réalisé combien les débats dans ces pays pouvaient avoir de points communs avec les questions aujourd’hui posées en Turquie. Là où la Turquie peut se différencier de ces pays, c’est sur des points où elle prend l’avantage en quelque sorte.
En acceptant cette idée de « petite Turquie » ainsi que le nationalisme, vous vous éloignez de l’Europe, de la démocratie et de la prospérité. Et puis protéger cette « petite Turquie » en son sein et sur ses pourtours de cette « gangrène kurde » devient inenvisageable.
Si au contraire vous adaptez aux conditions du 21e siècle la position qui était celle des Ottomans, que vous réduisez ce nationalisme de la « petite Turquie », que vous prenez votre envol en vous appuyant en votre sein et sur votre pourtour sur un véritable socle kurde, vous mettez un pied en Europe et vous avancez sur les voies de la démocratie et de la prospérité.
Parmi les lieux qui vous permettent de mieux comprendre ces idées, l’Espagne vient certainement en tête. Des siècles auparavant, l’Espagne était une force globale dominant océans et continents. Au beau milieu du 20e siècle, dans les mains du nationalisme et du fascisme de Franco, elle s’est repliée sur sa péninsule, a perdu de sa superbe. Aujourd’hui, alors qu’elle a solutionné sa question nationale, elle est l’un des pays les plus calmes et les plus influents de l’UE. J’en suis le témoin depuis Barcelone et la Catalogne.