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Turquie-Arménie : difficile normalisation diplomatique

mercredi 27 janvier 2010, par Louis-Marie Bureau

La décision rendue par la Cour constitutionnelle arménienne, ce 12 janvier 2010, à propos du protocole turco-arménien, a accentué d’un cran des tensions entre les deux pays, qui étaient croissantes depuis la signature des protocoles de normalisation, en octobre 2009. La Cour a considéré que, si ces accords étaient conformes à la Constitution, ils ne pouvaient en revanche être compris comme contraires au 11e paragraphe de la déclaration d’indépendance de l’Arménie, faisant référence au « génocide de 1915 ». Cette réserve interprétative de la Haute juridiction arménienne, invoquant génocide, a provoqué l’ire du gouvernement turc, dont la plupart des membres ont condamné avec véhémence l’annonce arménienne. Affirmant qu’Erevan profitait du processus de normalisation pour « remettre la question sur la table », le premier ministre turc a déclaré que l’Arménie avait « essayé d’altérer le texte ». La réaction arménienne ne s’est pas faite attendre, le ministre des affaires étrangères, Edouard Nalbandian, répondant que les « conditions préalables » évoquées par la Turquie « mettent en danger tout le processus de normalisation des relations arméno-turques ». Avant même que les accords soient soumis à leurs parlements respectifs, puisque le parlement turc a déclaré que ceux-ci ne seraient pas à l’ordre du jour « dans les semaines à venir » (cf. notre édition du 19 janvier), le torchon brûle donc à nouveau entre les deux pays.

Le génocide, horizon indépassable des relations entre les deux pays
Pour révélatrice qu’elle soit, la décision de la Cour constitutionnelle en est-elle surprenante pour autant ? Le processus de normalisation turco-arménien, en effet, est en lui-même un défi, dans la mesure où il évite de traiter de jure mais remet à l’ordre du jour de facto, deux questions cruciales des relations turco-arméniennes : le génocide de 1915 et le conflit du Haut-Karabakh. Le génocide, tout d’abord, est un enjeu de taille, du fait du désaccord de fond existant entre Ankara et Erevan sur « l’ingérence » qui doit être la sienne dans le processus de normalisation. Si la Cour constitutionnelle a fait référence, de manière peu surprenante, à la déclaration d’indépendance de l’Arménie et à la « reconnaissance du génocide » qu’elle encourage, le ministère des affaires étrangères turc considère que la référence « aux massacres dans l’acte est contre l’esprit du processus ». Par ailleurs, l’establishment kémaliste a, de son côté, toujours condamné la politique de normalisation du gouvernement, en l’assortissant de critiques virulentes. Côté turc, la déconnexion de la normalisation diplomatique avec l’Arménie, de la question de la reconnaissance du génocide, a été une condition de la signature des protocoles, qui d’ailleurs prévoient la création d’une sous-commission composée d’experts internationaux, devant étudier de manière impartiale cet épisode de l’histoire turque ; une proposition faite depuis 2005 par Ankara à Erevan qui l’avait toujours rejetée jusqu’à présent. En se référant à la déclaration d’indépendance arménienne, la Cour constitutionnelle a montré que cette déconnexion opérée par les protocoles, qui avaient été particulièrement critiquée par la diaspora, a du mal à passer. Les réserves interprétatives de la Cour n’ont, en tout cas, pas échappé au ministère turc des affaires étrangères, qui, de son côté, est toujours confronté aux réticences qu’il a dû surmonter lors de la signature des protocoles, en particulier celles qui concernent le conflit du Haut-Karabakh.

La permanence de la question du Haut-Karabakh
En effet, le second problème de fond que pose le processus de normalisation est la question du Haut-Karabakh, débat d’autant plus difficile à résoudre qu’il fait intervenir un troisième acteur : l’Azerbaïdjan. Ici aussi, les tensions sont fortes entre Ankara et Erevan, Recep Tayyip Erdoğan entendant lier la ratification parlementaire des protocoles à une résolution du conflit régional « acceptable pour l’Azerbaïdjan ». La Cour arménienne a, quant à elle, affirmé que les accords « ont une nature exclusivement bilatérale, d’un Etat vers un autre, et ne concernent pas une tierce partie ». Sur ce différend initial, les positions de chaque partie se sont raffermies. Le président de la commission des affaires étrangères du Parlement turc, Murat Mercan, a déclaré que la ratification parlementaire n’interviendrait qu’ « une fois que les experts légaux du ministère turc des affaires étrangères auraient achevé leurs travaux », ceux-ci entendant prendre « en considération la sensibilité du peuple azéri ». Côté arménien, loin d’associer normalisation et Haut-Karabakh, le ministre des affaires étrangères Edouard Nalbandian a durci la ligne gouvernementale en dénonçant les menaces du président azéri, Ilham Aliyev, à l’adresse de l’Arménie, et déclaré que la situation aurait peu de chances d’évoluer, l’Azerbaïdjan restant « une menace pour la sécurité du peuple du Karabakh » et n’étant pas « prêt à des concessions mutuelles en 2010 ». Enfin, l’Azerbaïdjan, lui-même, critique les accords entre Ankara et Erevan, et voit dans leur ratification, moins un chemin vers une sortie de crise, qu’une « aggravation du conflit concernant l’enclave du Karabakh ». Dépourvu de perspectives d’évolution pour l’année à venir, le conflit du Karabakh conditionne donc également la ratification des protocoles indisposant, sur ce point, chacune des parties en présence. Mais, à cet égard aussi, l’arrêt de la Cour arménienne fait ressortir la « quadrature du cercle » des accords turco-arméniens. L’une des mesures-phares que ceux-ci prévoient est en effet la réouverture des frontières entre les deux pays. Or, leur fermeture remonte précisément au conflit arméno-azéri du Haut-Karabakh, en 1993. Dès lors que la fermeture des frontières est due à un conflit qui implique l’Azerbaïdjan, que celui-ci n’a pas, aux yeux de l’Arménie, son mot à dire dans le protocole, et que le conflit n’est pas résolu, la réouverture des frontières revient à mener bilatéralement une négociation engageant trois parties : une équation bien sûr difficile à résoudre.

Ankara comme Erevan étaient d’ailleurs conscients de la fragilité des accords, dont l’impact diplomatique réclamait largement de négocier sur des bases communes définies au préalable. Edouard Nalbandian reconnaissait ainsi, ce 12 janvier, que la présence de conditions préalables aurait empêché le lancement de ce processus. En outre, les acteurs eux-mêmes du processus sont de plus en plus réservés quant à sa ratification. Ainsi, Recep Tayyip Erdoğan a déclaré la semaine dernière que son pays ne pourrait « jamais accepter » la décision de la Cour arménienne », tandis que les principaux partis turcs s’opposaient vigoureusement aux accords avec l’Arménie : le MHP déclarant que le gouvernement devait « retirer l’examen des protocoles du Parlement en réponse à cette grave situation » (la déclaration de la Cour), et le CHP affirmant qu’il ne permettrait pas au parlement de ratifier les accords. En face, la diplomatie arménienne « n’exclut pas que les pourparlers échouent », et en parle déjà parfois au passé, Edouard Nalbandian ayant déclaré qu’en cas de non-ratification, « sans parler de victoire, l’Arménie ne perdra rien par rapport à la situation antérieure au processus ». Plutôt qu’une manifestation de mauvaise volonté d’Erevan, la décision de la Cour constitutionnelle a donc mis à nu la contradiction qui menace ce processus, en particulier le fait que les accords entendent traiter les symptômes de la crise turco-arménienne sans prendre en compte ses causes profondes. Soumis à de vives critiques dans chacun des pays, qu’elles soient parlementaires, populaires ou en provenance de pays tiers, les protocoles du 10 octobre semblent donc cristalliser les limites du caractère bilatéral de la normalisation turco-arménienne. Pour autant, le processus engagé par la diplomatie du football n’est pas mort et nous suivrons avec attention ses développements des prochaines semaines.

Louis-Marie Bureau

Article original de l’Ovipot

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Sources

Source : Ovipot, le 26.01.10

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