L’analyse faite récemment par le militant politique vétéran des droits de l’homme israélien, Uri Avnery , sur la dispute récente politique et diplomatique entre Israël et la Turquie - selon quoi la relation entre les deux pays redeviendra probablement normale, peut être pas à son ancien degré de « chaleur » - semble sensée et audacieuse. Cependant, de mon point de vue, elle manque aussi de précision.
Dit simplement il n’y a pas de retour en arrière.
Dans un article récent intitulé « Israel Must Get Used to the New Turkey », Suat Kiniklioglu, vice président pour les affaires extérieures du parti au pouvoir Justice and Development a écrit :
« Israël semble nostalgique des années dorées de 90, produit d’une situation spécifique dans la région. Ces jours là sont terminés, et ne reviendront pas même si le parti Justice and Development (AKP) finit par ne plus être au gouvernement ».
Cette analyse semble plus réaliste.
On pourrait être d’accord avec la lecture optimiste des évènements par Avnery si la récente dispute avait juste été causée par quelques incidents isolés, par exemple, l’échange verbal public émotionnel à propos de Gaza entre le premier ministre ,Recep Tayyip Erdogan, et le président d’Israël, Shimon Peres, au Forum Economique Mondial fin Janvier 2009, ou la récente humiliation préméditée d’Oguz Celikkol, l’ambassadeur turc en Israël, par le vice ministre des affaires étrangères, Danny Ayalon.(Voir Asia Times Online 16/01/2010, « Israel-Turkey ties hit a low point »).
Cependant, ces incidents ne sont pas isolés. Ils reflètent un changement clair et probablement irréversible dans la politique étrangère de la Turquie envers Israël, les Etats Unis, et le Moyen Orient dans son ensemble.
Pendant des décennies, la Turquie a été déchirée entre ses liens historiques avec les pays musulmans et arabes d’un côté et de l’autre sa marche irrésistible vers une occidentalisation. Cette dernière semblait bien plus influente dans la formation de la nouvelle identité turque dans sa manifestation et sa vision individuelle, collective, et en matière de politique étrangère.
Mais, même pendant cette période de tiraillement, la Turquie a accru son rôle politique et économique. Elle est aussi devenue une nation avec un sentiment de souveraineté prégnante, un sentiment croissant de fierté et une capacité audacieuse pour s’affirmer comme puissance régionale.
Dans les années 70, quand « l’Islam politique « se développait partout dans la région, la Turquie a expérimenté sa propre remise en cause, et différents politiciens et groupes ont commencé à se confronter à l’idée de porter l’Islam politique à un tout autre niveau.
C’est le Dr Necmettin Erbakan, le premier ministre de Turquie de 1996 à 1997, qui a commencé à lutter contre l’idée traditionnelle de présenter la Turquie comme un membre de seconde classe de l’OTAN désespérant de s’identifier avec tout ce qui était occidental.
A la fin des années 80, le parti d’Erbekan, Rafah Party (Parti Social) s’est emparé de la Turquie. Le parti s’est bien gardé de faire l’apologie de ses racines islamiques et de son attitude. Son ascension au pouvoir résultat des élections de 1995 a sonné l’alarme, car la Turquie assurée être « pro occidentale » déviait du script originel très rigide qui avait scellé le rôle régional du pays comme celui de « laquais de l’OTAN ». Selon Salama A Salama, auteur de cette expression dans un récent article publié dans l’hebdomadaire al-Ahram, la Turquie n’est plus ce « laquais ». Et, selon Kiniklioglu, c’est quelque chose auquel « Israël doit s’habituer. »
L’époque d’Erbakan peut être depuis longtemps révolue. Mais l’héritage de cet homme s’est indéniablement inscrit dans la conscience nationale turque. Il a repoussé les limites, a osé défendre une politique pro palestinienne, défié les dictats de l’Occident et a même poursuivi un repositionnement économique de son pays en créant le Developing Eight ( D-8) unifiant les pays arabes et musulmans les plus influents.
Quand Erbokan a été obligé de démissionner lors d’un coup militaire « post moderne » on a pensé à une expérimentation politique de courte durée dont la fin montrait que même une forme bénigne d’Islam politique ne pouvait être tolérée en Turquie. L’armée a refait surface une nouvelle fois dans sa toute puissance.
Mais depuis les choses ont changé de manière drastique. L’AKP a été élu au pouvoir en 2002 et sa
direction composée de politiciens de bon sens raisonnables avait pour objectif un changement et même un virage géopolitique dans la vision politique du pays.
L’AKP a commencé à diriger une Turquie ayant confiance en elle-même qui ne recherchait ni l’acceptation européenne ni une validation américaine. En rejetant l’utilisation du territoire turc comme rampe de lancement des frappes US contre l’Irak en 2003, la Turquie se faisait entendre, de manière audible - avec une représentation démocratique large et un soutien populaire croissant.
La tendance a continué et ces dernières années la Turquie a osé traduire son pouvoir politique et ses prouesses en action, sans rompre immédiatement les équilibres politiques et militaires qui avaient mis des années à se construire. Ainsi, par exemple, tandis qu’elle continuait à honorer ses anciens accords militaires avec Israël, elle a fait plusieurs gestes d’ouvertures réussis en direction de la Syrie et de l’Iran. Et, en souhaitant être perçue comme l’élément unificateur dans une époque de désunion musulmane et arabe, elle a refusé de prendre part à la création opportuniste de camps des « modérés » et des « extrémistes ». Au lieu de cela elle a conservé de bonnes relations avec tous ses voisins et alliés arabes.
Dés 2007, les US ont commencé à percevoir l’émergence de la « Nouvelle Turquie ». La visite du président Barack Obama dans le pays après son entrée en fonction a été l’un des nombreux signes que l’Occident tenait compte du statut « spécial » de la Turquie. La Turquie ne doit pas être bousculée menacée ou intimidée. Même Israël, qui a pendant longtemps défié les règles de la diplomatie, se rend compte de ses limites, grâce au président turc Abdallah Gul. Suite à l’insulte belliqueuse d’ Israël à l’encontre de l’ambassadeur de Turquie, il a dit : « s’il n’y a pas d’excuse officielle d’Israël, nous allons mettre Celokkol dans le premier avion rentrant à Ankara ». Israël s’est excusé, et l’a fait humblement.
Il a fallu à la Turquie de nombreuses années pour atteindre ce niveau de confiance en soi et le pays n’a plus aucune envie d’être le « laquais » de quiconque. De plus, la position unie et constante de la Turquie dans son soutien à Gaza, et son franc-parler contre les menaces contre le Liban, l’Iran et la Syrie montrent clairement que les anciens jours d’attitude « chaleureuse » sont loin derrière.
La Turquie trouvera une audience très réceptive parmi les Arabes et les Musulmans partout dans le monde désespérés de trouver une direction politique puissante et raisonnable pour défendre et être le champion de leurs causes. Inutile de dire que pour les Palestiniens assiégés à Gaza, le nom d’Erdogan se répand dans les familles, il est devenu un héro populaire, le nouveau Gamal Abdel Nasser, président de l’Egypte de 1954 à 1970. Ce même sentiment est partagé dans toute la région.
Ramzy Baroud 27/01/2010 www.atimes.com
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Ramzy Baroud ( www.ramzybaroud.net) est journaliste et l’editeur de PalestineChronicle.com. Son dernier livre publié chez Pluto Press London : « My Father Was A Freedom Fighter : Gaza ‘s Untold Story ».