Ou pourquoi il faut redéfinir d’urgence un nouvel agenda politique pour redonner du sens à l’Europe
Le non français, suivi du non néerlandais, a plongé l’Europe dans la crise la plus profonde qu’elle ait connue. Je respecte le suffrage universel. Le peuple souverain a tranché. Mais je ne peux m’empêcher d’éprouver de la perplexité et de l’inquiétude. Il n’y a pas de refus tranquille, l’effet de souffle est impressionnant, il balaie l’ensemble des dimensions de la construction européenne.
La Constitution n’est plus. Je comprends l’incompréhension des gouvernements européens qui, refusant de s’incliner devant ce qu’ils considèrent comme un diktat français, veulent poursuivre le processus de ratification. Mais la logique politique est implacable. La Constitution est un traité qui ne peut voir le jour que si tous les Etats membres l’ont ratifié. Deux pays fondateurs l’ont rejetée, un « revote » français est inconcevable. Aller plus loin serait donc une erreur, qui ne conduirait qu’à faire subir un long calvaire à l’Union et à affaiblir encore l’idée européenne. L’élargissement est à nouveau en débat et l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie est un rendez-vous difficile. L’euro, enfin, est discuté pour la première fois. Par-delà les divagations d’un ministre italien, les interrogations sur la gouvernance de la zone euro et ses résultats en termes de croissance et d’emploi doivent être entendus. Les civilisations sont mortelles, l’Europe est fragile, réversible : je crains le délitement de la volonté commune, le retour des nationalismes dans un climat qui rappelle les années 1930.
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Si nous ne voulons pas que l’Europe se défasse, il faut changer de pied pour repartir, tout de suite. Pour que le Conseil européen des 16 et 17 juin soit celui du ressaisissement, pour redonner sens à l’Europe, les chefs d’Etat et de gouvernement ont l’obligation de définir un nouvel agenda politique.
La priorité absolue doit désormais être donnée à la croissance et à l’emploi.
Là réside, en effet, la source de la perte de confiance des Européens, désabusés d’un taux de chômage européen élevé et d’une croissance atone. L’Europe doit choisir son modèle économique et social. Il y aura, là-dessus, débat. Je suis pour ma part convaincu qu’une relance keynésienne est aujourd’hui nécessaire à l’échelle de l’Europe, que la solution ne saurait résider dans la poursuite à tout prix de la libéralisation et de la déréglementation.
Nous avons pour cela besoin d’un budget à la hauteur des enjeux : un vaste et généreux programme de solidarité pour les pays de l’est de l’Europe, la protection des régions en difficulté de la « vieille Europe », la mise en place de grands projets d’éducation et d’infrastructure pour tous. Je souhaite le succès. Mais gare au replâtrage : mieux vaut pas d’accord tout de suite qu’un mauvais accord autour d’un petit budget limité à 1% du PIB, qui ne répondrait à aucune de ces ambitions.
La question des frontières doit être abordée sans tabou ni hypocrisie. L’élargissement est une formidable aventure. Mais, faute de débat, faute de conviction, il est vécu au contraire comme une menace pour les identités nationales et une source de délocalisations. Il faut maintenant dire clairement qui sera européen et qui ne le sera pas. Cela concerne d’abord la Turquie. Nous lui devons une réponse honnête : nous ne pouvons ouvrir des négociations sans prendre l’engagement de l’adhésion si celles-ci se concluent. Poursuivre dans l’ambiguïté serait inacceptable pour la Turquie et désastreux pour l’Europe.
L’Europe politique doit être repensée. Qu’on le veuille ou non, le rêve constitutionnel est passé pour un temps. Ne nous entêtons pas, au risque d’aggraver encore les choses. A long terme, à travers une nouvelle Convention, des forums démocratiques de débat parlementaires et citoyens, il faudra reprendre une perspective élevée. A court terme, pour plus d’efficacité et de démocratie, je préconise, après une brève pause, de reprendre dans une conférence intergouvernementale les améliorations consensuelles des procédures de décision contenues dans la Constitution.
L’avenir de l’Europe ne s’écrira pas dans le statu quo, la nostalgie ou l’autisme. Pour reconstruire, il faut une stratégie audacieuse, un travail patient, un intense et permanent débat démocratique. Il est encore temps.
Pierre Moscovici
Ancien ministre des Affaires européennes, Pierre Moscovici est vice-président du Parlement européen.