VAN, Turquie (AP) — Une semaine après la rentrée, Mehmet Sadik Altin, l’imam local, frappe à la porte des Benek. Il exige de savoir pourquoi leurs cinq fillettes ne se sont pas présentées en classe. « On n’a pas d’argent pour acheter du pain », hurle la mère, Meryem. « Comment je peux envoyer mes filles à l’école ? »
Meryem Benek, qui s’exprime d’abord difficilement en turc, passe au kurde lorsqu’elle se rend compte que l’imam Altin est kurde. Au bout d’une demi-heure d’une discussion houleuse, elle se laisse convaincre par l’imam, accompagné de plusieurs enseignants et du principal de l’établissement qui annonce une aide de 39 livres turques par enfant.
« Je promets que mes filles iront à l’école demain, mais s’il n’y a pas d’aide, je les retirerai », prévient la jeune femme illettrée, qui signe les papiers d’un trait courbe.
Ils sont des centaines de professeurs et religieux à écumer bidonvilles et villages ruraux dans le cadre d’une campagne massive lancée en Turquie pour scolariser les quelque 520.000 fillettes qui, selon les estimations, ne vont pas en classe.
Baptisée « Allez les filles, on va à l’école ! », la campagne a été lancée en 2003 à Van, dans l’est du pays, une région pauvre à majorité kurde bordant l’Iran. Elle s’est étendue depuis à 53 provinces. En deux ans, environ 120.000 petites Turques ont rejoint les bancs de l’école, dont quelque 20.000 à Van, où l’imam Altin fait du porte à porte pour convaincre les familles.
Dans certaines provinces pauvres, les autorités estiment que la moitié des filles ne vont pas à l’école, pourtant obligatoire pour tous les enfants jusqu’à 14 ans dans la laïque Turquie. Mais ces estimations, fondées sur la comparaison entre la scolarisation des filles et celle des garçons, sont vraisemblablement très en dessous de la réalité.
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan et son épouse Emine sont intervenus à plusieurs reprises pour soutenir cette campagne qui s’inscrit dans le cadre des efforts engagés par Ankara pour tenter de rejoindre l’Union européenne, avec laquelle elle doit entamer des négociations le 3 octobre.
Récemment, une banlieue d’Ankara a organisé une course de vélo au profit de la campagne et un centre commercial d’Istanbul a installé des stands de soutien. Les commerces locaux s’associent et les grandes compagnies ont promis des millions de dons. L’UNICEF, l’agence des Nations unies pour la protection de l’enfance, a apporté une contribution de 420.000 dollars (349.000 euros).
Une grande partie des fonds sert à resserrer le maillage scolaire. Dans un village proche de Van, l’école ne compte que deux salles avec un enseignant pour 185 élèves. « Notre objectif est d’ammener tous les enfants à l’école d’ici 2007 », explique Servet Ozdemir, directeur général de l’enseignement primaire au ministère turc de l’Education.
Avec l’aide de la Banque mondiale, la Turquie offre à présent aux parents les plus pauvres 39 livres (25 euros) par mois s’ils envoient leurs filles à l’école et 28 livres (17,5 euros) pour les garçons. Cette allocation doit servir à acheter les fournitures scolaires, que nombre de parents ne peuvent offrir à leurs enfants.
L’un des éléments clés de la campagne a été la mobilisation des imams -qui en Turquie sont payés par l’Etat- pour vaincre les réticences religieuses.
Les plus pauvres « disent qu’une fille peut se marier à 16 ans, alors pourquoi l’envoyer à l’école », raconte Zeki Tanriant, l’imam de la mosquée Soydan, dans le centre de Van. Il leur répond que la religion musulmane ne s’oppose pas au contraire à ce que les filles aillent à l’école. « Le premier commandement donné par Allah au prophète Mahomet, c’était ’lisez !’ Allah n’a pas dit ’lisez les garçons !’ ou ’lisez les filles ! »’
Ce point de vue reste pourtant controversé dans nombre de régions et des responsables de l’UNICEF reconnaissent en privé que, si les imams de la fonction publique soutiennent la campagne, d’autres responsables religieux non reconnus tentent de la faire capoter.
La campagne se heurte également à la résistance de certains Kurdes qui refusent une éducation en turc. La Turquie ne reconnaît pas ses 12 millions de Kurdes comme minorité et toutes les écoles publiques dispensent l’enseignement en turc. Les séparatistes kurdes, en lutte contre les forces gouvernementales depuis 1984 dans le sud-est du pays, ont parfois pris pour cible des enseignants, accusés de participer à une campagne d’intégration forcée des Kurdes.