Depuis quatre ans, les Turcs vivent au rythme éprouvant de « l’affaire Ergenekon », dans laquelle est enlisé le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan et qui menace la liberté de la presse. D’après les conclusions du rapport qu’elle avait commandé, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s’est inquiétée des droits des journalistes en Turquie. A l’heure actuelle, 61 journalistes se trouvent en prison et le nombre de procès en cours, qui peuvent déboucher sur l’incarcération des journalistes, est estimé entre 700 et 1000.
Cette affaire commence sérieusement à inquiéter les partisans d’une Turquie européenne. Le nombre de journalistes arrêtés pose des questions fondamentales sur les dispositions légales régissant le journalisme en Turquie. Le parquet d’Istanbul avait déclaré que ces journalistes n’avaient pas été inculpés pour leurs écrits ou leurs opinions mais à cause « de preuves qui ne peuvent pas être rendues publiques ». Début mars, une dizaine de journalistes ont été incarcérés lors de ce qui a constitué la 18e vague d’arrestation dans cette affaire.
Elle avait provoqué une émotion considérable en Turquie, intervenant une quinzaine de jours après la perquisition réalisée dans les locaux du site d’information d’opposition OdaTv et la mise en détention de son rédacteur en chef.
Ce rapport souligne la nécessité d’une réforme de la législation turque des médias et rappelle que la sécurité nationale ne devrait pas être utilisée comme un prétexte pour restreindre les droits des médias, même si le terrorisme représente une menace réelle. La Commission européenne, par voix de son commissaire à l’élargissement Stefan Füle s’est dite inquiète des menaces pesant sur la liberté de la presse en Turquie.
Les dernières arrestations constituent une étape supplémentaire dans le long cheminement de l’affaire « Ergenekon », cette enquête judiciaire qui concerne un groupe secret, opposé au Parti de la justice et du développement, l’AKP, au pouvoir, qui aurait commandité une série d’attentat visant à déstabiliser et à renverser le gouvernement. Il serait essentiellement composé de militaires et de fonctionnaires du ministère de la Justice attachés aux valeurs kémalistes de laïcité et de nationalisme. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan est déterminé à démanteler le réseau craignant de faire l’objet d’un complot et d’être renversé par un coup d’Etat. Or après quatre ans de procédure, environ 500 arrestations et beaucoup de propagande, la nature de ce réseau n’apparaît pas clairement.
La première vague d’arrestation avait donné l’impression que la justice avait enfin décidé de s’attaquer à « l’Etat profond », ce pouvoir occulte instrumentalisé par certains secteurs de l’Etat et des ultranationalistes pour s’opposer à la démocratisation de l’Etat kémaliste autoritaire. Une majorité de Turcs pensait qu’elle allait enfin connaître la vérité sur les injustices, les disparitions et les assassinats perpétrés pendant toutes les années 80.
Mais, peu à peu, les arrestations semblent dépasser largement le cadre des gens qui auraient pu comploter comme d’anciens militaires, en touchant des universitaires, des membres d’associations laïques ou des journalistes. Nombres de Turcs s’interrogent aujourd’hui sur la tournure que prend l’affaire Ergenekon et soupçonnent que cette affaire ne soit juste un prétexte pour affaiblir les milieux laïcs et plus généralement toute forme d’opposition dangereuse pour le gouvernement. Comme la justice, les médias sont un enjeu politique éminent de cette lutte sans merci entre le gouvernement actuel et ce qui reste de l’establishment politico-militaire kémaliste.