L’incertitude qui pèse sur le match de football entre les clubs Maccabi de Tel-Aviv et Besiktas d’Istanbul ne tient pas à la forme sportive des deux équipes : la rencontre, prévue jeudi 15 septembre sur les rives du Bosphore, risque d’être victime de la détérioration croissante des relations israélo-turques. Suat Kilic, le ministre turc des sports, s’est voulu rassurant : les joueurs israéliens bénéficieront du « plus haut degré de l’hospitalité » de son pays et ils seront en sécurité.
Il n’a pas convaincu tout le monde en Israël, où l’on garde le souvenir des pierres et des bouteilles reçues, en janvier 2009, par une équipe israélienne de basket-ball en déplacement à Ankara. Porte-parole du ministère israélien de la culture et du sport, Or Doron se montre prudente : « Nous attendons dimanche ou lundi, pour évaluer la situation », nous a-t-elle indiqué vendredi 9 septembre, tout en soulignant que son ministre « n’accepte pas » la décision du Shabak (ex-Shin Bet, le service de renseignement intérieur) de ne plus assurer la protection des athlètes israéliens qui se rendent à l’étranger.
Il y a plusieurs mois, la centrale israélienne a estimé que la protection des délégations sportives relevait de groupes de sécurité privés. Les dirigeants du club Maccabi ont protesté : compte tenu de la tension israélo-turque, il est de la responsabilité de l’Etat hébreu d’assurer la protection des footballeurs israéliens, arguent-ils. Six d’entre eux ne risquent plus rien : ils servent au sein de l’armée israélienne, et leur hiérarchie vient de leur interdire de se rendre en Turquie pour participer à ce match de l’Europa League.
Un porte-parole de Tsahal a beau expliquer benoîtement que les six soldats footballeurs ont commis l’erreur de ne pas demander préalablement l’autorisation de se rendre en Turquie, et que « cela n’a rien à voir avec des questions de sécurité », c’est l’inverse qui est vrai. Résultat : cette « diplomatie du football » entre Israël et la Turquie, qui pourrait s’inspirer de celles du ping-pong entre les Etats-Unis et la Chine, puis du badminton avec l’Iran et du base-ball avec Cuba, risque d’être mort-née.
A moins que le rock ne joue un rôle... apaisant. Car Israël dispose d’ambassadeurs un peu spéciaux en Turquie : le groupe Orphaned Land (Terre orpheline), dont les musiciens chevelus et tatoués sont connus dans une grande partie du monde musulman, devaient se produire samedi soir devant des dizaines de milliers de fans à Istanbul. Le rock heavy metal au service du rapprochement israélo-turc, pourquoi pas ? Kobi Farhi, le chanteur de ce groupe qui s’efforce depuis des années d’adresser un message de coexistence pacifique entre juifs et musulmans dans nombre de pays arabes, ne cache pas sa satisfaction : « Nous sommes les seuls ambassadeurs d’Israël en Turquie ! Nous sommes devenus un exemple qui peut être utilisé comme modèle par nos dirigeants : il s’agit, à travers la musique, de créer quelque chose d’aussi simple que l’amitié entre deux peuples », a-t-il indiqué jeudi.
Kobi Farhi faisait ainsi allusion à la décision, prise début septembre par Ankara, d’expulser l’ambassadeur d’Israël, et de geler la coopération militaire entre les deux pays. C’est bien sûr le refus du gouvernement israélien de présenter des excuses officielles pour la mort des neuf militants turcs, tués lors de l’assaut contre le ferry Mavi-Marmara, en mai 2010, qui est en cause. Ces derniers jours, le ton est encore monté entre les deux pays.
Le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a annoncé que des bateaux de guerre escorteront les navires turcs se rendant à l’avenir à Gaza pour y apporter de l’aide, et que la marine va intensifier ses patrouilles en Méditerranée orientale, pour empêcher Israël d’« exploiter unilatéralement les ressources de cette région ». Ces avertissements, qui sont une expression de la colère d’Ankara devant la décision d’Israël de livrer du gaz à Chypre, ont été reçus avec « gravité » en Israël, où on s’efforce cependant de ne pas jeter de l’huile sur le feu.
Mais compter sans l’incontrôlable Avigdor Lieberman, ministre israélien des affaires étrangères et chef du parti ultranationaliste Israel Beitenou (« Israël, notre maison »). Une réunion confidentielle s’est tenue jeudi au ministère des affaires étrangères pour envisager des mesures de représailles contre la Turquie, dont les plus drastiques seraient un accroissement de la coopération avec l’Arménie et des contacts avec le groupe kurde PKK.
Une telle volonté d’escalade est démentie de source officielle : « Des liens avec le PKK n’ont à aucun moment été envisagés, assure un responsable israélien. Il s’agissait de brainstorming, afin de réfléchir à des mesures pour montrer notre colère après les déclarations intempestives d’Erdogan. » En réalité, l’excuse souvent mise en avant de l’irrationalité de M. Lieberman permet d’envoyer un message de fermeté à Ankara.
Les deux pays sont engagés dans une surenchère médiatique dont ils peinent à sortir et qui inquiète fortement les Etats-Unis. Israël a beaucoup à perdre dans une telle évolution : outre que la Turquie a longtemps été son seul partenaire stratégique dans le monde arabe et musulman, le rapprochement en cours entre Le Caire et Ankara intervient au moment où les relations entre Israël et l’Egypte se détériorent. Dans un tel climat, les ambassades de bonne volonté des footballeurs du Maccabi et des musiciens d’Orphaned Land semblent relever d’une mission impossible.