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L’Europe désorientée, la France déboussolée, par Yves Mény

mercredi 1er juin 2005, par Yves Mény

Le Monde

Point de Vue.

La guillotine du non est tombée, nette, sans appel.

Au niveau du débat politique, la campagne avait mis en évidence une véritable régression. Même si l’on oublie les erreurs, les à-peu-près et les mensonges qui ont scandé la discussion autour du traité (plutôt que sur le traité), un fait brutal s’impose : un conservatisme social et de nature populiste s’est exprimé de manière incontestable.

On avait connu dans le passé des populismes gouailleurs et flamboyants à la Tapie, des populismes sectoriels (pêche et chasse), des populismes d’extrême droite (Le Pen). Les voilà rejoints, repris, mis ensemble dans le shaker du non, cimentés par le conservatisme économique, social et politique : les frontières qui laissent entrer les sauvages et partir nos usines, notre identité, nos valeurs, nos services publics, notre système social que le-monde-entier-nous-envie.

La gauche du non n’a pas encore pris toute la mesure de la boîte de Pandore qu’elle vient d’ouvrir. Elle a fait au niveau sémantique ce que les bulldozers dirigés contre un foyer d’immigrés par un maire communiste avaient déjà commis symboliquement il y a deux décennies.

En faisant de l’étranger qui nous « envahit » une menace, en stigmatisant l’étranger qui nous ravit nos emplois grâce à une politique libérale, la gauche du non, qu’elle le veuille ou non, a acclimaté la xénophobie qui n’attendait que cela pour se donner un peu de respectabilité à gauche.

Car c’est une erreur historique et factuelle de penser que la stigmatisation de l’étranger est l’apanage de l’extrême droite réactionnaire. Même si je ne mets pas en cause la bonne foi des leaders du non à gauche, ceux-ci ont oublié un peu trop vite qu’il y avait aussi une xénophobie populaire larvée mais d’autant plus forte que la lutte pour l’emploi met en confrontation directe les Français de souche et les étrangers. Ce n’est pas la bourgeoisie ni les intellectuels dévoyés qui ont inventé les qualificatifs de « bougnoules » , « ritals » ou « polaques » . Ces appellations discriminatoires sont nées sur les chantiers et dans les ghettos urbains.

La gauche du non, qu’elle le veuille ou non, a contribué à la paranoïa française de l’Hexagone assiégé. La campagne électorale a aussi mis en lumière l’ignorance des enjeux économiques européens et mondiaux, ignorance à vrai dire soigneusement entretenue par la quasi-totalité de la classe politique.

Que les réformes soient difficiles et comportent des sacrifices, nul n’en doute. Que la protection sociale doive être assurée, nul ne le conteste. Mais à l’exception notable de Nicolas Sarkozy, qui n’a pas hésité à contester l’excellence d’un système économique et social qui, depuis trente ans, « garantit » 10 % de chômeurs, les leaders et les partis se sont contentés d’enfourcher les idées reçues.

Le libéralisme est devenu péché mortel, comme si nous ne vivions et ne travaillions pas dans une économie de marché. Les délocalisations ont été présentées comme une nouveauté détestable qui serait encore aggravée par le traité alors même que depuis quarante ans la Datar a organisé au profit des régions l’accueil et le financement des entreprises étrangères souhaitant s’installer en France. Les délocalisations entraînent des souffrances qui doivent être prises en compte mais qu’on ne peut interdire par décret, sauf à instaurer une économie soviétisée.

Au niveau de l’Union, le non français accentue encore un peu plus le marasme européen. L’Europe, parce qu’elle s’est élargie, parce que ses institutions n’ont pas encore été adaptées, parce que les espérances mises dans les effets bénéfiques de l’euro ne se sont pas matérialisées (faute des réformes économiques qui auraient dû l’accompagner), n’a ni perspectives claires ni horizon, si ce n’est celui de futurs élargissements (Bulgarie, Roumanie, Croatie, Turquie).

Jusqu’à l’automne 2006, se succéderont les ratifications tandis que l’Allemagne, la Pologne, puis l’Italie et enfin la France seront aux prises avec des élections nationales. C’est dire si jusqu’en 2007 l’action de la Commission sera bridée par les échéances politiques nationales, tétanisée par les procédures de ratification, sans même évoquer un mal plus profond : la transformation progressive de la Commission en une bureaucratie empêtrée dans la gestion de ses règles juridiques et financières et bornée dans son action par le refus des gouvernements de miser sur les politiques du futur plutôt que sur celles du passé.

Cette mise en veilleuse de la Commission produit déjà ses effets : peu d’initiatives nouvelles sont en chantier ; celles déjà lancées sont en stand by ou vivement contestées, comme la trop célèbre directive Bolkestein. Par voie de conséquence, l’activité législative du Parlement en aval tourne au ralenti ; et au train où vont les choses, les eurodéputés en seront réduits à voter des résolutions sur le confort sexuel des abeilles.

Le non, quel que soit son impact futur sur les institutions, est un signal d’alarme sans équivoque : l’opinion française dans sa majorité n’est pas prête à poursuivre l’aventure européenne sans qu’on lui en dise plus sur la destination et les compagnons de voyage. D’ores et déjà, une bombe à retardement a été mise en place lors de l’ultime révision de la Constitution de la Ve République en février 2005 : tout nouvel élargissement postérieur à ceux déjà engagés (Bulgarie, Roumanie) devra être soumis à référendum. On ne peut pas préjuger de l’humeur des Français dans cinq ou dix ans mais on ne peut pas aller de l’avant en s’aveuglant. Tout nouvel élargissement, qu’il s’agisse de l’adhésion de la Turquie, de l’Ukraine ou des Etats balkaniques, sera extrêmement difficile à faire avaliser aux électeurs français.

On voit aussi à travers ce référendum combien les ambiguïtés sur la nature et l’objet de l’Union suscitent ou vont continuer à susciter des interrogations. Deux approches s’opposent, même si les frontières sont floues : d’un côté, l’établissement d’un marché qui servirait de socle à des ambitions politiques plus fortes ; de l’autre, un marché qui s’autolimiterait à ses propres finalités.

Dans le premier cas, l’économie mise au service d’une politique européenne ; dans l’autre, un vaste espace économique mis à l’abri de la politique nationale. La seconde solution répondrait assez bien à la dépolitisation recherchée des politiques économiques et sociales, au « désenchantement de la politique » webérien.

Mais, comme le montre le référendum français ­ et pas seulement lui ­, la politique, chassée par la porte, rentre par la fenêtre et cette fois par effraction, de la plus mauvaise façon qui soit : le populisme protestataire y fait son miel et la construction européenne par subterfuge est arrivée à destination.

A certains égards, le traité constitutionnel en est probablement l’ultime avatar et, dans un proche avenir, l’Europe devra faire son choix, c’est-à-dire opter pour une vraie Constitution ou se contenter d’un simple traité de libre-échange. La seconde branche de l’alternative est sans doute la plus vraisemblable compte tenu de ce que les forces en faveur de la première, déjà faibles, ne sont plus en mesure de s’en faire les moteurs : le couple franco-allemand aurait bien du mal à propulser un projet ambitieux, à supposer que les Français le veuillent !

La France a déjà repoussé à diverses reprises les avances allemandes en faveur d’une Europe plus intégrée. Ce n’est certes pas maintenant que les gouvernants allemands viendraient au secours d’une France rêvant de projeter en Europe les utopies d’une économie étatisée et les charmes désuets d’un système de protection sociale inadapté.

Les partisans du non se retrouvent avec un tas de ruines : une France inaudible et incomprise de ses partenaires, contrainte avec retard et à des coûts plus élevés à s’adapter aux exigences du temps sous peine de décliner inexorablement.

Mai 1950-mai 2005 : un cycle s’achève. La jacquerie française du 29 mai témoigne d’une crise d’identité majeure tant dans l’Hexagone qu’en Europe. Il est malheureusement à craindre que ce cri de détresse, loin de résoudre les problèmes des Français, ne contribue un peu plus au délitement du rêve européen avant même qu’il ne soit réalisé.

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