Le débat entre spécialistes fait rage depuis des années. Comment l’agriculture, née il y a environ douze mille ans au Proche-Orient, s’est-elle diffusée en Europe centrale, puis occidentale, quatre millénaires et demi plus tard (alors que les techniques agricoles avaient déjà atteint l’Europe méridionale en suivant les côtes méditerranéennes) ? On connaît le chemin - le Danube et ses affluents - mais deux hypothèses s’affrontent sur les vecteurs.
Est-ce le résultat d’une migration continue et s’étalant dans le temps de paysans originaires du « Croissant fertile » au Proche-Orient ou, au contraire, les peuples chasseurs-cueilleurs européens de l’époque, présents sur notre continent depuis quarante mille ans, ont-ils copié les techniques apportées par quelques fermiers anatoliens ?
L’étude publiée dans la revue Science du 11 novembre par les Allemands Joachim Burger et Wolfgang Haak (université de Mayence) épaulés par des scientifiques anglais et estoniens, penche vers la seconde hypothèse. Cette équipe a effectué des travaux de paléo-génétique sur des squelettes de fermiers vieux de sept mille cinq cents ans de la culture céramique dite Rubané, mis au jour en Europe centrale.
Les chercheurs ont analysé l’ADN mitochondrial (transmis de mère à fille uniquement) de 24 individus retrouvés dans 16 sites de fouilles en Allemagne, en Autriche et en Hongrie. 18 des 24 séquences appartiennent à des lignées largement répandues chez les Européens modernes.
Mais l’étude des six autres squelettes a réservé une surprise aux scientifiques, car, expliquent-ils, « ils appartiennent à la lignée N1a, très rare en Europe et dans le monde actuel, mais qui auparavant était très répandue parmi les premiers fermiers », certains d’entre eux étant sans doute d’origine anatolienne.
En conclusion, les premiers fermiers n’ont pas laissé une forte empreinte génétique, puisqu’ils ne représentent plus que 0,2 % de la population européenne actuelle, qui descendrait principalement de chasseurs-cueilleurs du Paléolithique. « Il est intéressant de constater qu’une migration potentiellement mineure en Europe centrale ait pu avoir un impact culturel aussi fort », observe Peter Foster, spécialiste de la génétique des marqueurs mitochondriaux à l’Université de Cambridge (Grande-Bretagne) et coauteur de l’étude.
ACCUEIL MITIGÉ
Ces résultats ont suscité des réflexions mitigées de la part d’autres spécialistes. « Cette recherche est intéressante et était très attendue, car jusqu’à présent l’étude de la néolithisation de l’Europe n’avait pas été faite en travaillant sur les squelettes des paysans européens de la culture Rubané, explique Jaroslav Bruzek, directeur de recherches au laboratoire d’anthropologie de l’université Bordeaux-I. Mais ses conclusions seront discutées car les études sur l’ADN ancien peuvent être sujettes à caution, à cause des risques de contamination » par de l’ADN contemporain. Pour éviter au maximum cette critique, les chercheurs ont travaillé dans deux laboratoires différents, où règnent des conditions d’extrême propreté.
Jean-Jacques Hublin, directeur du département de l’évolution humaine au Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology de Leipzig (Allemagne), estime pour sa part « qu’une étude réalisée sur l’ADN mitochondrial raconte l’histoire d’un peuplement féminin, qui peut être différente d’un peuplement masculin. En effet, traditionnellement, lorsque les femmes se marient, elles quittent leur famille. »
Ainsi, une étude menée il y a trois ans par Lounès Chikhi, de l’université Paul-Sabatier, à Toulouse, sur la variation du chromosome Y (porté par l’homme) chez les Européens modernes, concluait que les chasseurs-cueilleurs avaient apporté 50 % des gènes européens modernes, soit nettement moins que ce que sous-entend l’étude de Science.
Enfin, Laurent Excoffier, spécialiste de génétique des populations à l’Institut de zoologie de l’Université de Berne (Suisse) se demande pour sa part où sont passés les porteurs de la lignée N1a. Car, explique-t-il, « actuellement, ils représentent moins de 1 % de la population anatolienne. Or, si les gènes N1a étaient représentatifs des populations d’agriculteurs historiques, on devrait s’attendre à ce que ces gènes aient subsisté. Cela cadre mal avec l’idée qu’ils ont colonisé l’Europe. »
Christiane Galus