Orhan Pamuk n’est pas seulement cet écrivain que l’Etat turc cherche à museler par voie judiciaire. C’est aussi un auteur passionnant et courageux qui signe, avec Neige , un livre profond et mélancolique aux élans politiques et amoureux.
Réduire Orhan Pamuk à la figure de l’intellectuel engagé qui n’hésite pas à affronter de douloureuses et très impopulaires réalités historiques ( lire encadré ) serait très incomplet. Si le courage de l’écrivain inculpé est à saluer, en espérant que son affaire ne se termine pas, comme dans son dernier livre, Neige , par quelques balles dans le dos, il faut surtout mentionner la formidable richesse de ce nouveau roman qui, bien que situé dans un contexte précis - la ville de Kars, dans le nord-est de la Turquie, au mitan des années 1990 et en plein retour de l’islamisme -, tisse à foison des thèmes bien plus vastes que leur seul ancrage culturel et géographique. La volonté politique y est bien sûr abordée, ainsi que les affrontements entre laïcité et religiosité et autres tiraillements entre ordre ancien et modernité galopante, mais c’est aussi l’évocation des limites de l’art, des mystères de la poésie et des aveuglements de l’amour qui donne toute sa saveur à ce roman touffu et mélancolique, baignant dans l’atmosphère spectrale (ou virginale ?) d’une ville recouverte par un très épais manteau de neige.
Ka à Kars
Le retour au pays de Ka, poète exilé en Allemagne depuis une douzaine d’années pour d’obscures raisons politiques, s’effectue dans la tourmente d’une gigantesque tempête de neige qui coupe rapidement les liaisons de Kars avec le reste du pays. Dans la ville ainsi close, livrée à ses seules forces internes, Ka, envoyé par un journal stambouliote pour enquêter sur une vague de suicides touchant des jeunes filles voilées, se retrouve non seulement en pleine effervescence poétique et amoureuse, mais aussi impliqué dans une sorte de mascarade de coup d’Etat qui n’en fait pas moins son lot de morts. Confronté à des islamistes, des gauchistes, de jeunes exaltés, des policiers toujours bien masqués, des responsables de journaux aussi réversibles que les agents secrets qui pullulent, Ka garde sur tous ces personnages aux intérêts divergents un regard d’une empathie exemplaire, sans jugement - révélant un Pamuk en écrivain admirable dans sa capacité à saisir les personnalités les plus diverses sans a priori ni thèse préconçue, mais sans concessions descriptives non plus.
De ce microcosme agité par des forces contradictoires, on peut tirer toutes sortes de réflexions actuelles, comme les interrogations que ne manque pas de susciter l’éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Entre progressisme et attachement à la tradition, c’est surtout un Etat fort et inquisiteur qui emporte la dernière mise chez Pamuk...
Flocons littéraires
Mais Neige s’inscrit aussi dans une lignée plus strictement littéraire où le « K » est roi. On songe aux Frères Karamazov de Dostoïevski (cité en exergue : « Car l’instruction européenne est supérieure au peuple... ») mais aussi au Château de Kafka - et pas seulement pour leurs ambiances neigeuses (au passage : le livre de Pamuk s’intitule Kar en turc).
De Ka le poète à Orhan le narrateur, c’est un maître livre aux strates multiples - de la glace du pouvoir aux flocons du souvenir - que l’écrivain turc a cristallisé, enveloppe immaculée qui cache mal le sang des innocents et des passions déçues, filon violent et secret. Comme le confie au « personnage Pamuk » un jeune de Kars : « Si vous me mettez dans un roman qui se passe à Kars, je souhaiterais dire au lecteur de ne rien croire de ce que vous écrivez à mon ou à notre sujet. Personne ne peut nous comprendre de loin. »
»Orhan Pamuk, Neige, Ed. Gallimard, 485 pp.
Polémique : Ecrivain inculpé
b. s.
En raison d’une interview accordée au magazine du Tages-Anzeiger et parue le 6 février dernier, où Orhan Pamuk parlait ouvertement de 30 000 Kurdes et de un million d’Arméniens tués en Turquie (sans se prononcer sur la qualification de génocide qui partage les historiens), deux enquêtes judiciaires ont été ouvertes contre l’écrivain turc, par les Parquets d’Istanbul et de Sisli.
Si Istanbul classait rapidement l’affaire, le procureur de Sisli inculpait l’auteur, qui risque une peine de trois ans de prison pour avoir porté « explicitement atteinte à l’identité turque » selon l’article 301-1 du Code pénal turc. Pamuk peut même voir sa peine augmentée d’un tiers pour s’être exprimé depuis un pays étranger... L’écrivain doit comparaître le 16 décembre prochain devant une Cour d’Istanbul.
Orhan Pamuk
CARTE D’IDENTITÉ
» Naissance : 7 juin 1952 à Istanbul.
» Scolarité : Robert College, école américaine d’Istanbul.
» Etudes : diplômé de l’Institut de journalisme d’Istanbul en 1977.
» �uvres : son premier livre gagne le Concours du roman Milliyet de la presse, il est publié en 1982 sous le titre Mr. Cevdet et ses fils et remporte le Prix Orhan Kemal du roman en 1983. Le livre noir , paru en 1990, devient un grand succès turc et international. La vie nouvelle (1995) est un des livres les plus rapidement vendus de l’histoire de la littérature turque. Mon nom est rouge (2000), fascinante plongée dans le milieu des enlumineurs du XVIe siècle