- Elimination de volailles en Anatolie
- Photo de Eraydin Aytekin (DHA)
Ces derniers jours, la Turquie a vécu dans l’agitation de la grippe aviaire. La maladie se répand rapidement et d’un bulletin d’information à un autre ce sont de nouveaux cas qui se déclarent. Aucun doute, il s’agit d’une épizootie. Depuis des années, la Turquie avait oublié les épidémies : parfois il en ressortait des manifestations dans des zones bien limitées et comme il n’y avait personne pour s’en rendre compte, les foyers s’éteignaient sans autre forme de procès.
Profitons de ce contexte nouveau de la grippe aviaire pour dresser un bilan des dernières années de la Turquie dans ce domaine : il y a peu encore une épidémie de dysenterie à Malatya (sud-est) ; quelques mois plus tôt des cas de choléra à Ankara ; un accroissement des cas de charbon dans les provinces du Sud-Est ; à Istanbul les avertissements des spécialistes des maladies respiratoires au sujet de la multiplication des cas de tuberculose, un diagnostic de peste animale dans la région d’Usak (Ouest).
La fièvre de Crimée-Congo
Voilà pour les 6 précédents mois. Et auparavant ? Il y a deux ou trois ans, une maladie pour la première fois épidémique et pour cette raison même, une maladie dont le nom - la fièvre de Crimée-Congo - était jusqu’à ce jour inconnu de la plupart des médecins ; l’année dernière l’apparition de tularémie sur un nombre que de foyers que je ne saurais plus compter aujourd’hui tant il y en eut alors que trois cas seulement lors du tremblement de terre de 1999 avaient suffi à attirer l’attention de tout le monde ; l’accroissement des cas de malaria dans le sud-est. [...] Et à cette liste, nous pourrions également ajouter bien d’autres cas que j’ai oublié comme des cas que nous n’avons pas pu identifier comme des cas épidémiques.
Bref, sur les deux-trois dernières années, la configuration globale des maladies contagieuses en Turquie s’est modifiée. Ce qui signifie que les affections contagieuses ne relèvent pas d’une situation qu’on pourrait limiter à l’arrivée d’oiseaux migrateurs qui auraient contaminé nos poulets et nos dindes sans que nous n’ayons aucun moyen de prévention.
Deux dimensions fondamentales
Dans cette situation, il nous appartient d’examiner la situation sous deux dimensions :
la première étant de savoir pourquoi et comment la Turquie en est arrivée là ?
Et la seconde de déterminer quel type de réponse notre système sanitaire est capable de produire dans ce genre de situation exceptionnelle ?
Si nous commençons par la première question, nous savons que les voies de transmission des maladies à Malatya comme à Ankara sont l’eau et l’alimentation. Nous savons qu’à Malatya l’eau potable a été contaminée à la suite de travaux portant sur les canalisations. Pour nombre de personnes, il aurait été suffisant de s’en tenir à cette information. Mais nous savons également que ces affaires se négocient au gré d’adjudications et que chaque entreprise accomplissant le travail qui lui incombe, il y a un élément qui nous échappe toujours : la coordination. Personne ne se tient informé de ce que fait son voisin. Résultat : une dizaine de milliers de cas de diarrhée. D’un côté, bien que la contamination des eaux ait été constatée des mois auparavant - c’est ce qui figure dans les archives de la municipalité -, la mairie ne bouge pas d’un poil en dépit des avertissements envoyés par la Direction des Affaires Sanitaire. Ici nous pourrions poursuivre le débat en se posant la question de savoir ce qui risque de nous arriver lorsque les services sanitaires seront transférés aux collectivités locales, mais c’est un autre sujet.
Pour ce qui est des cas de choléra à Ankara je ne me souviens plus si le ministère de la santé l’a reconnu mais même si le choléra est une maladie dont on est tenu de rendre publique la moindre manifestation, tous les médecins savent que c’est la seule maladie qui une fois diagnostiquée est tenue à « une obligation de non information ». [...]
En 2004, des amendements législatifs ont été apportés en matière de contrôle sanitaire des produits alimentaires. La compétence de contrôle a été entièrement confiée au ministère de l’agriculture et des affaires rurales. Mais les règlements d’application de ces dispositions législatives ont été attendus durant des mois. Pour ne pas en rester là, le personnel apte à mener de tels contrôles était si peu nombreux - il l’est toujours - que, des mois durant, aucun contrôle alimentaire n’a été réalisé dans le pays ; que ceux qui sont réalisés aujourd’hui n’ont pas encore atteint un seuil suffisant.
A ce stade, je pose la question de savoir s’il s’agit vraiment d’une malchance ou d’une mauvaise surprise que des épidémies puissent résulter de la consommation d’aliments et d’eau ? [...]
Nous savons que les principaux vecteurs de certaines fièvres sont les rongeurs et les tiques. Il est vraiment curieux que dans pratiquement chaque région de Turquie, ils aient pu être la cause de foyers infectieux susceptibles d’attirer notre attention. Soit le nombre global de rongeurs et de tiques a augmenté soit les hommes ont été amenés à avoir plus de contacts avec eux. Cela reste à examiner. Mais d’un autre côté nous savons que sur la même période la Turquie a connu une montée de la pauvreté. D’une façon telle que même la Banque Mondiale s’est inquiétée du phénomène pour proposer et mettre en œuvre un certain nombre de mesures destinées à l’enrayer. En vain !
Nous savons que la tuberculose est liée à la pauvreté. Alors que la grippe aviaire nous menace d’une pandémie, ne doit-on tenir que pour de l’ignorance le fait que le petit peuple cherche à conserver ses poulets ?
Du personnel qualifié
Dans les services de maternité des hôpitaux l’accroissement de la mortalité post natale pour infections et manque de soins s’explique par un manque de personnel (cf le rapport de l’Ordre des médecins de Turquie). Ces derniers temps, ce sont des centaines de personnels infirmiers sous contrat dans les hôpitaux qui ont été mis à la porte au motif qu’après le passage des hôpitaux au statut d’entreprise le paiement de leurs salaires n’était plus tenable. Désormais, puisqu’on ne titularise quasiment plus, on engage les éléments manquants sur les fonds dégagés par les activités entretenues sur le capital roulant de l’hôpital. [...]
Et puis regardons un peu ce qui se fait en matière de services sanitaires sous la responsabilité du ministère de la santé. Tout le monde se souvient que très peu de temps après son arrivée au pouvoir en 2002, en juillet 2003, l’AKP avait lancé son projet de modernisation du système de santé à grand renfort de communication. Avec d’un côté les travaux menés par le ministère du travail sur une sécurité sociale généralisée, et de l’autre ceux du ministère de la santé concernant un projet de médecine familiale, on a tenté de mettre en place un nouveau système de santé en Turquie.
C’est sur le qualificatif « nouveau » qu’il convient de s’arrêter. Parce que ceci ne constitue de nouveauté ni pour la Turquie - dans les années 90, sous la pression d’une précédente vague néolibérale, ce sont exactement les mêmes réformes qui ont été tentées - ni dans le domaine de la santé, en cela qu’il serait un système spécifique à la Turquie. Nous savons bien que c’est là le destin de tous les pays sous-développés recevant des crédits du FMI. Parce qu’à côté des millions de dollars qui tournent dans le secteur de la santé et dont on s’apprête à inonder le marché comme de la dynamique qu’un tel afflux ne manquerait pas d’insuffler à notre économie, une telle démarche permettrait de soustraire l’Etat à ces contraintes lourdes de la santé et de favoriser notre « développement. » [...]
Pour en revenir au sujet des maladies contagieuses en lui-même, le Direction Générale des Services Sanitaires rattachée au ministère a, il y a deux ou trois ans, réparti sur des postes inadaptés du personnel formé en sein dans le cadre d’une unité des maladies contagieuses et épidémiques, en le retirant des fonctions pour lesquelles il avaient été formé. D’un autre côté, cette direction s’est obstinée à ne pas embaucher de spécialistes en matière de santé formés pour répondre à de tels besoins ; comme à n’utiliser ceux qu’elle avait embauchés que sur des postes qui ne leur convenaient pas au point de les rendre totalement passifs. Par exemple à Malatya lors de l’épidémie, on a fait appel ni aux spécialistes sanitaires servant à l’Université, ni à ceux des services départementaux. A quelques exceptions près, il en a été de même en ce qui concerne les épidémies survenues dans d’autres départements.
« Prendre place au gouvernail »
Une fois la réforme du système de santé achevée, le ministère de la santé ne produira plus de service de santé, seulement des politiques publiques de santé et se limitera à une fonction de contrôle des services de santé. Selon la propre expression du ministre de la santé, le professeur Recep Akdag, « le ministère de la santé cèdera les rames pour passer au gouvernail. »
Privatisons donc les parties rentables du service de santé, que les tâches les plus nécessaires, incontournables restent du ressort de l’Etat. Que les hôpitaux prennent le statut d’entreprise, qu’ils tournent sur leur propres moyens. Que ferment les centres médicaux de quartier qui, selon les statistiques du ministère de la santé, accueillent chaque année près de 70 millions de personnes. Et que les remplace alors un système de consultations assurées par des médecins de famille pour le soins de citoyens acceptant de payer[...].
A l’heure actuelle, notre système de santé se trouve dans un tel état qu’il faut absolument faire quelque chose. Mais quoi ?
Que se passera-t-il lorsque le ministère se contentera de « barrer » l’ensemble du système ? Avec une notion de santé ayant glissé du droit de chaque citoyen à celle de produit de consommation, que se passera-t-il en cas de situation grave comme un séisme, une épidémie ou des inondations ? Avec quelles données serons-nous en mesure de déterminer l’apparition d’une pandémie ? Après avoir autant tronçonné l’ensemble de nos services sanitaires, il y a de fortes chances pour que nous passions à côté d’une épidémie ou de tout autre chose. Jusqu’à ce que, comme à Malatya ou pour la grippe aviaire, la situation ait atteint des proportions critiques. Et alors dans ce genre de situation, comment prendrons-nous les mesures qui s’imposent en matière de santé publique ? Avec quels moyens et en s’appuyant sur quelles organisations ?
Ces épidémies nous prouvent encore une fois l’importance du rôle public dans la gestion des services sanitaires. Si nous sommes en mesure de tirer les leçons de ces crises, alors nous aurons une occasion supplémentaire de mesurer vers où les grands vents de la mondialisation poussent le pays et combien, alors que le peuple vit dans la pauvreté, nos services sanitaires sont sens dessus dessous. C’est notre mémoire sociale que nous devons préserver et rafraîchir. Cette crise nous en apprend beaucoup. Nous avons tous à voir, comprendre, accepter et finalement à nous décider à agir.
Docteur Nilay Etiler : Spécialiste en santé publique.
© Radikal, le 11/01/2006