Dans le contexte islamophobe virulent qui sévit dans nos bons pays occidentaux depuis le 11 septembre 2001, la plaidoirie argumentée de Richard W. Bulliet en faveur de l’émergence acceptée d’une civilisation islamo-chrétienne qui existe, selon lui, depuis bien longtemps va bousculer quelques idées reçues, de même que les chaires plus ou moins virtuelles de divers « papes » patentés d’islamologie.
Professeur d’histoire moyen-orientale à la Columbia University (New York), arabisant, spécialiste de l’Iran et auteur de nombreux et savants ouvrages universitaires, l’auteur, né dans l’Illinois il y a 65 ans, n’est pas un polémiste de plateau de télé à qui les éradicateurs de tout poil pourront facilement accoler l’étiquette à la mode d’« idiot utile ».
« Le choc des civilisations ? une formule absurde »
Bien avant l’auteur du Choc des civilisations, Samuel Huntington, un certain Basil Matthews, secrétaire à la propagande de l’Alliance mondiale de l’Union chrétienne des jeunes gens (YMCA), dissertait en 1926 sur « l’impossible réconciliation » entre le Coran et la science, l’islam et la modernité, les musulmans et le monde chrétien.
Fadaises, réplique en substance le professeur Bulliet. « Le choc des civilisations » est une formule « absurde, à exclure du discours public ». Parce qu’elle est dangereuse et aveuglante ? Certes.
Surtout, elle est fausse. « Le développement historique de la chrétienté occidentale et celui de l’islam sont si étroitement parallèles », au moins jusqu’au XIVe siècle, qu’il faut voir en eux « deux versions d’un système socio-religieux commun, exactement comme les christianismes orthodoxe et occidental » sont eux-mêmes perçus. Des jumelles.
Certes, après 1500, les « jumelles » ont suivi des trajectoires différentes et ont commencé à s’affronter. Mais pour que le passé ne dicte pas inéluctablement l’avenir, insiste l’auteur, il faut une autre lecture de l’histoire. Une autre approche est possible qui mettrait en lumière non pas ce qui divise ou a divisé, mais tout ce qui a uni ces deux mondes au fil des siècles - et les unit encore. Après tout, pour être unanimement acceptée, l’idée que nous vivons tous aujourd’hui en Occident, dans une « civilisation judéo-chrétienne », n’en est pas moins un concept extrêmement récent puisqu’il remonte aux années 1950, après l’Holocauste.
Pour l’historien qu’il est, l’islam qui a accompagné l’histoire du monde arabe est un islam pluraliste et progressiste dans lequel les « fous d’Allah » ne sont que des marginaux. Certes, l’islam est en crise, admet-il. Mais c’est d’abord une crise d’« autorité religieuse » liée à l’effacement et à la répression des oulémas, les docteurs de la foi, par les rois, les émirs et les présidents à vie des Etats-nations du monde arabo-musulman mis en place ou soutenus par l’Europe et/ou l’Amérique.
L’intégration nécessaire des islamistes
Aujourd’hui, grâce au développement des technologies modernes, n’importe quel musulman de la planète pourvu de moyens financiers, sinon intellectuels ou universitaires, peut s’instituer « maître spirituel », voire interprète de la parole divine et trouver des partisans qui le suivront.Frustrés par la faiblesse militaire et l’oppression politique intérieure dans leurs Etats nationaux, « un nombre considérable de musulmans sont aujourd’hui d’accord avec l’analyse géostratégique d’Oussama Ben Laden », écrit M. Bulliet. Mais le programme d’action du Saoudien, qui a pu enthousiasmer des foules par son audace, « séduit infiniment moins », car il n’a « rien d’autre à offrir que la mort ». Tout ce que le chef d’Al-Qaida propose se réduit à une vague résurrection d’un califat universel sans consistance.
Richard W. Bulliet estime que son heure passera pourvu que l’on cesse de propulser l’extrémisme violent en écrasant les alternatives non violentes qui se présentent. « La meilleure tactique pour réduire radicalement l’attrait du djihad transnational » d’un Ben Laden consiste à intégrer les mouvements islamiques à l’intérieur de systèmes politiques libéralisés, en clair, à les laisser participer à des élections libres, et non à les en empêcher comme on veut le faire ici et là.
LA CIVILISATION ISLAMO-CHRÉTIENNE. Son passé, son avenir de Richard W. Bulliet, Flammarion, 238 pages, 19,95 �.
© Le Monde, 01/02/2006