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A Barcelone, comment les artistes de l’Orient perçoivent l’Occident

lundi 27 juin 2005

Le Monde

Dans une exposition où œuvres d’artistes anciens et contemporains se côtoient, plusieurs thèmes, comme la représentation de la femme, sont abordés

BARCELONE de notre envoyée spéciale

Exotisme, colonialisme, prisme idéologique : le regard de l’Occident sur l’Orient a fait l’objet de nombreuses études. L’exposition proposée par le Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB) présente, pour une fois, le point de vue inverse, celui de l’Orient sur l’Occident. En croisant objets anciens et œuvres d’artistes contemporains, « L’Occident vu par l’Orient » établit un dialogue subtil sur un sujet d’une actualité sanglante.

A l’heure où il est question d’entités antagoniques, l’exposition explore la relation ambivalente, faite de conflits mais aussi de croisements féconds, entre Orient et Occident, entre chrétienté et islam. La beauté des objets, des miniatures persanes aux enluminures ottomanes, des premières cartes des géographes arabes aux collections de photographies du XIXe siècle, sert une pédagogie discrète, prodiguée en douceur. Le regard, souvent humoristique, des artistes contemporains invités, qui s’inspirent librement aussi bien à l’Ouest qu’à l’Est, achève de brouiller les frontières. « L’écrivain Kateb Yacine disait que la langue française était le butin de guerre des Algériens. J’estime que la tradition culturelle européenne est mon butin de guerre » , affirme Hasan Musa, né au Soudan en 1951, qui expose son Rêve d’extraterrestre, représentant un Ben Laden couché sur des drapeaux américains.

A suivre l’exposition et son commissaire, l’écrivain Abdelwahab Meddeb, auteur de La Maladie de l’islam (Seuil, 2002), les frontières ont été longtemps confondues, la Méditerranée servant de lien. Au XIIe siècle, le géographe Al-Idrisi réalise un traité pour le roi normand de Sicile Roger II. Il y dépeint des dizaines de villes européennes, soulignant l’importance du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle ou le dynamisme marchand d’Augsbourg. A l’époque des croisades, apogée du conflit entre Orient et Occident, le Syrien Usama Ibn Al-Munqidh décrit l’Européen comme un ennemi avec lequel il est possible de lier amitié, puisqu’il partage les mêmes valeurs chevaleresques.

DÉSIR ET CRISPATION

L’héritage grec et l’influence biblique traversent l’iconographie musulmane. Une miniature de Shiraz (1577) illustre le sacrifice d’Abraham, en montrant un Abraham vêtu à l’iranienne, avec barbe et turban. De très nombreuses Vierges à l’enfant apparaissent dans des Histoires des prophètes. Une superbe Annonciation, prêtée par un musée d’Istanbul, d’un style pictural marqué par l’empreinte chinoise, est aussi issue d’un traité islamique.

Akbar, l’empereur mogol indien, tolère la mode des collages : en cette fin de XVIe siècle fleurissent les gravures européennes incluses dans des pages d’enluminures. On trouve une reproduction de sainte Catherine de Sienne dans une page de l’album de Dârâ Xukôh (Inde mogole, 1585). Des scènes allégoriques occidentales, comportant des nus, sont assimilées par des artistes indiens. Un agent de la compagnie hollandaise des Indes orientales écrit en Europe : « Envoyez-nous des peintures car les musulmans veulent tout voir de près, des paysages, des figures nues... »

L’essor des transports au XIXe siècle entraîne un choc dans tout l’Orient. Les élites se rendent en Europe et découvrent la puissance de la révolution industrielle. Commencée dans un désir d’occidentalisation, cette période s’achève sur une confrontation conflictuelle. Sultans et rois incitent leurs artistes à photographier et peindre l’Europe. C’est l’heure des guides touristiques sur Paris ou sur le British Museum publiés en arabe. Les classes aisées collectionnent l’art occidental. Au début du XXe siècle, le président du Sénat égyptien Mahmoud Khalil acquiert des œuvres de Delacroix, Degas, Monet, Renoir, etc. En Iran, l’impératrice Farah Dibah crée un Musée d’art contemporain qui va de Max Ernst à Andy Warhol, en passant par Pollock et Tàpies. Mais l’enfouissement de la collection dans les réserves par le régime de Khomeiny témoigne des crispations identitaires de la fin du XXe siècle.

La question de la représentation des femmes demeure l’un des points les plus conflictuels entre Orient et Occident, comme l’illustrent les deux cas extrêmes de désaccord entre les organisateurs de l’exposition et les musées orientaux prêteurs. Le CCCB a commandé une œuvre à la plasticienne Shadi Ghadirian, née en Iran en 1974. Il s’agit d’une série de dix grandes photos de mode, montrant des modèles occidentaux. Les parties du corps non cachées par des vêtements ­ cheveux, bras, jambes... ­ ont été recouvertes à grands coups de stylo feutre noir par l’artiste. « Pendant mes années d’université, explique-t-elle, les magazines étrangers étaient censurés avant d’être distribués. Je m’étais habituée à voir les images des femmes occidentales barrées de cette manière. C’est pourquoi j’ai choisi de faire une œuvre sur le thème de la censure. »

COURBET VANDALISÉ

Quand les autorités iraniennes, qui avaient donné leur accord pour prêter cinq tableaux de la collection Farah Dibah, de Dali et Miro à Tàpies, ont découvert la présence de Shadi Ghadirian au CCCB, elles ont exigé le retrait de ses photos. N’ayant pas obtenu gain de cause, elles ont refusé d’envoyer les toiles promises.

L’autre litige est plus trouble. Abdelwahab Meddeb aurait aimé exposer la célèbre toile de Courbet L’Origine du monde , qui représente un sexe de femme, peint « suite à la commande d’un amateur turc musulman ». L’œuvre n’étant pas disponible, il a choisi un autre Courbet, prêté par le Musée Gezira du Caire, le Nu à la rivière. Lorsque la toile a été déballée à Barcelone, elle avait été vandalisée « sans doute par ceux qui l’ont emballée » , explique-t-il : un clou avait été fiché en plein sexe de la femme. La déchirure a été réparée, mais l’anecdote reste éloquente.

« L’Occident vu par l’Orient ». Jusqu’au 25 septembre, sauf lundi, CCCB, Montalegre 5, 08001 Barcelone, Espagne. Tél. : +34 93 306 41 00. Site : www.cccb.org.

Catalogue en catalan et espagnol, texte d’Abdelwahab Meddeb, entretiens avec le poète Salah Stétié (Liban), les romancières Sorour Kasmai (Iran) et Hoda Barakat (Liban), la sociologue Nilufer Göle (Turquie), l’indianiste Daryush Shayegan (Iran), 191 p., 15 €.

Catherine Bédarida

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