Dès leur commencement, les projets du gouvernement turc de modifier le Gezi Parki près de la place Taksim au centre d’Istanbul avaient suscité de nombreuses critiques. A l’instar de tous les autres récents projets de rénovation urbaine du Premier Ministre Erdogan, ceux de modifier le Gezi Parki avaient pour but d’enrichir les entreprises proches du parti au pouvoir, l’AK Parti, et de maintenir la croissance du PIB de la Turquie en stimulant la consommation, alimentée par le développement des cartes de crédit, plutôt qu’une réelle hausse des revenus.
Le 28 mai 2013, un petit groupe de personnes se rassembla pour protester contre le projet de modifier et démolir le Gezi Parki. Le 31 Mai, la manifestation avait escaladé et pris une ampleur considérable, et ce en grande partie dû à une répression policière exagérée. Malgré l’emploi de ses habituelles méthodes de répression violentes, passages à tabac, utilisation de canons à eau pulvérisant du gaz poivre, la police turque se montra incapable de disperser la foule rapidement. Au contraire, ses actes rameutèrent une jeunesse toujours plus nombreuse sur les lieux, développant ainsi le soutien aux manifestations.
Les médias turcs – toujours plus contrôlés par l’AKP depuis l’arrivée au pouvoir de ce parti en 2002 – passèrent sous silence les événements en cours. Par contraste, sur les médias sociaux, comme Twitter, le hashtag #OccupyGezi devint rapidement un sujet tendance dans le monde entier.
Des idées, comme celle d’un « Printemps turc » [1] ou la comparaison « Taksim = Tahrir », furent aussitôt avancées dans bon nombre d’analyses, et en signe de solidarité pour les manifestants turcs. Bien que partant d’un bon sentiment, ces commentaires reflètent un manque de compréhension de la politique économique turque sous le règne de l’AKP, et de la principale force oeuvrant derrière les manifestations du Gezi Parki. En réalité, certains faits rendent les récents évènements en Turquie fondamentalement différents des mouvements de contestation qui ont émergé en Egypte et en Tunisie en 2011.
Il suffit de s’intéresser aux jeunes qui participent aux manifestations et, plus marquant encore, à ceux qui en sont absents, pour réaliser, qu’a la différence des soulèvements du « Printemps arabe », il ne s’agit pas d’un mouvement populaire soutenu par de larges couches de la société. Principalement, les soulèvements des foules de travailleurs similaires à ceux qui ont précédé et directement influencé le mouvement du 6 avril en Egypte ne se retrouvent pas dans les évènements de Gezi Parki. La jeunesse originaire des quartiers défavorisés, victime du chômage et privée de ses droits, s’est généralement tenue à l’écart des manifestations pour le moment. Les jeunes filles religieuses et voilées, revendiquant plus de libertés en sont également absentes. Tant que ces filles voilées, mécaniciens, vendeurs défavorisés, ouvriers du bâtiment et autres jeunes anatoliens au chômage ne manifesteront pas en masse sur la place Taksim, toute comparaison avec la place Tahrir en Egypte restera déplacée
Une révolte de la classe moyenne et supérieure
Les jeunes qui manifestent au Gezi Parki et les mouvements de solidarité qui les accompagnent au sein des bastions laïcs de la Turquie proviennent certes de différents milieux opposés à Erdogan. Cependant, ce sont les jeunes issus des classes essentiellement aisées et laïques, ceux qu’on appelle les « Turcs blancs » [2], qui en sont la force motrice. En ce sens, ces manifestations représentent une des dernières convulsions des ancienne élites laïques, qui ont lutté et perdu avec amertume la bataille contre une classe en plein essor, celle des Anatoliens nouvellement enrichis, qui soutiennent l’AKP d’Erdogan.
Le fait que les protestataires n’aient pas mis à l’écart les représentants du principal parti d’opposition, le CHP [3], participant hier aux manifestations du Gezi Parki est à cet égard éloquent. Le CHP est tout aussi néolibéral et autocrate que l’AKP et le bilan de son gouvernement, en ce qui concerne les droits de l’Homme, est tout aussi sombre. Contrairement au gouvernement Erdogan, en revanche, le CHP représente l’ancienne élite laïque du pays. Ce parti avait d’ailleurs approuvé et ratifié le projet de destruction du Gezi Parki [4], un fait passé sous silence par ceux, qui le remercient aujourd’hui de son soutien aux manifestations.
Alors contre quoi sont dirigées les manifestations de Gezi Parki ? Essentiellement, il s’agit d’une réaction culturelle contre le mode de gouvernement de plus en plus autoritaire et clivant adopté par l’AKP. Apres les élections de 2011, alors que l’AKP venait de remporter une troisième victoire éclatante, Erdogan y vit une occasion de renforcer définitivement son pouvoir. L’attitude modérée et pragmatique qu’il avait adoptée lors des cinq premières années de son gouvernement disparut soudainement. De l’armée à la justice, il fit emprisonner ou renvoyer ceux qui occupaient des fonctions au sein du pouvoir institutionnel.
Le premier ministre a ainsi perpétué la longue tradition de la Turquie de museler l’opposition. Comme c’était déjà le cas dans les années 1990, le gouvernement Erdogan a activement traduit en justice journalistes et intellectuels [5], emprisonnant étudiants et enfants [6]. De nouvelles formes de répression sont également apparues pendant le gouvernement d’Erdogan. Cela inclut des efforts pour restreindre la liberté d’expression sur internet [7], en ciblant certains discours, notamment ceux d’opposants politiques, ou même des sites évoquant les thèses darwinistes de l’évolution. Alors qu’auparavant le régime laïc au pouvoir ciblait en particulier les dissidents religieux, le gouvernement AKP a essentiellement focalisé sa répression sur les critiques laïques.
Pour la population kurde de Turquie, peu de choses ont changé, si l’on exclut quelques acquis de façade, qui concernent les questions d’auto-détermination et des droits de l’Homme. Comme me l’avait soufflé un jour un ami de l’Association des Droits de l’Homme (IHD) [8], une ONG locale et indépendante oeuvrant contre le non-respect des droits de l’homme en Turquie, « l’AKP, c’est le CHP avec un foulard islamique » .
Le conservatisme religieux et les pressions sociales qui l’accompagnent pour se conformer à la moralité islamiste ont été constamment alimentés par les discours et la politique populistes d’Erdogan. Ces derniers mois, la controverse sur l’interdiction du rouge à lèvre [9], les campagnes contre l’obscénité [10], les restrictions sur l’alcool [11], ainsi que la destruction de bastions culturels des anciennes élites [12] ont attisé la colère des laïcs.
- En Turquie, tout membre de la jeune élite qui se respecte passe par une période d’engagement trotskiste, anarchiste ou écologiste.
La jeunesse aisée turque, forte de sa conscience sociale déjà acquise, était la mieux positionnée pour porter ces revendications dans les rues. En Turquie, tout membre de la jeune élite qui se respecte passe par une période d’engagement trotskiste, anarchiste ou écologiste. Avec un parti, conservateur et orienté religieusement comme l’AKP, au pouvoir, ces jeunes ne pouvaient qu’être exhortés à exprimer leur mécontentement. Le manque criant de respect pour l’environnement [13] propre à tous les projets mégalomanes de construction d’Erdogan ont mis de l’huile sur le feu follet, que représente la jeunesse laïque. Avec l’affaire de Gezi Parki, ce feu s’est désormais propagé à la rue.
“Au moins, Erdogan nous laisse les miettes."
La vision d’Erdogan est celle d’une Turquie peuplée de citoyens, allant prier avec dévotion dans les mosquées omniprésentes dans le pays [14], pour aller ensuite consommer dans l’un de ces centres commerciaux tout aussi omniprésents [15], et qui poussent frénétiquement dans toutes les villes. Tant que la bulle économique turque [16], soutenue par les imports, les cartes de crédits et l’endettement, restera en l’état, le gouvernement continuera à promouvoir, parmi d’autres, ces politiques néolibérales, au grand émerveillement des think-tanks occidentaux, des fonds de capital-investissement [17], et des hommes politiques étrangers, qui reprennent tous en cœur l’idée erronée d’un « Modèle turc » [18].
Nonobstant ces politiques économiques néolibérales, Erdogan jouit d’une extrême popularité parmi les classes défavorisées et de travailleurs, dans les villes comme dans les campagnes. Ce fait crucial a échappé à la plupart des observateurs occidentaux qui se sont empressés de comparer avec enthousiasme les manifestations de Gezi Parki au « Printemps arabe ».
Il suffit pourtant d’échanger avec des cols bleus en Turquie pour comprendre le soutien du peuple à son gouvernement. A chaque fois que je me rends à Istanbul, j’engage toujours des petites discussions politiques avec des gens issus de différents milieux sociaux, ouvriers du bâtiment, ou jeunes employés sur les ferries effectuant la traversée du Bosphore. Je rends également fréquemment visite à ma famille, qui vient d’un milieu anatolien modeste. Lors de mes conversations avec ces gens, je n’ai jamais rien entendu d’autre qu’un soutien sans faille à Erdogan. Lorsque l’on les titille sur le taux de chômage en Turquie ou bien le népotisme dont fait preuve leur Premier Ministre, la plupart de ces gens n’hésitent pas à admettre : « Je sais bien qu’Erdogan puise dans les fonds publics. Mais après tout, tant mieux pour lui. Au moins, il nous laisse les miettes. Ceux d’avant ne nous ont jamais rien laissé. ».
Les souvenirs de plusieurs décennies d’oppression économique et politique par les élites laïques demeurent encore vifs pour de nombreux Turcs. Grâce à l’AKP, ces gens ont désormais accès à certaines choses, comme la sécurité sociale, l’usage de cartes de crédits, ainsi qu’un développement sans précédent des infrastructures. La plupart de ces gains sont en effet des « miettes » - le chômage des jeunes [19] et l’endettement des ménages progressant [20], à titre d’exemple, à un rythme alarmant - et sont financés par une croissance intenable sur le long-terme et une consommation spéculative. C’est pourtant plus que ce que le peuple turc n’avait jamais reçu d’un gouvernement depuis le tournant libéral des années 1980, et cela, Erdogan en est pleinement conscient.
Il est probablement vrai qu’il ne s’attendait pas à voir le mouvement « Occupy Gezi Parki » à attirer autant de monde et devenir un cri de ralliement contre son gouvernement. De plus, il ne s’attendait pas non plus à voir les manifestants se montrer aussi courageux et inflexibles face à la violente répression policière [21]. Mais Erdogan sait que les manifestants ne représentent pas une véritable menace à son pouvoir, qui est étayé par les foules, qui sont restées chez elles, et croient dur comme fer à sa promesse d’un futur meilleur pour l’ensemble des Turcs.
A la manière de tout autocrate assoiffé de pouvoir, Erdogan a fustigé avec un air de défi les manifestants pacifiques, lors d’un discours diffusé en direct sur les télévisions le 1er juin. Son message, en résumé, fut qu’il ne céderait pas sur le projet de démolition du Gezi Parki. En revanche, il a évoqué des « organisations illégales provoquant des manifestants naïfs » et a rajouté que, « si eux peuvent réunir 100 000 personnes, nous, pouvons en déverser un million dans la rue ». Comme on pouvait s’y attendre, il a fait référence aux échecs des précédents régimes laïcs : « Avez-vous déjà oublié que vous n’aviez pas d’eau potable à Istanbul, et la manière dont les poubelles jonchaient alors le sol ? »
Cette rhétorique du « n’oubliez pas à quel point la situation était mauvaise lorsque, eux, étaient au pouvoir » a une part de vérité et trouve un écho important parmi ses sympathisants. Pour de nombreux Turcs, le ressentiment contre l’oligarchie laïque, bourgeoise et arrogante, les « mon cher » [22] (ndlr : en français dans le texte), comme Erdogan aime à les appeler, qui n’a jamais considéré le peuple d’Anatolie comme de véritables êtres humains, est encore très présent.
En résumé : il n’existe pas de Printemps turc
Erdogan n’est pas Moubarak. L’AKP est un parti populiste qui a été porté au pouvoir par des élections libres et équitables, et qui a réussi à asseoir et étendre sa base. Les manifestations du Gezi Parki ne présagent pas d’un « Printemps turc », tout du moins pas pour le moment. En revanche, les protestations et le violent acte de défi d’Erdogan risquent de diviser encore plus un pays déjà extrêmement polarisé.
Un soulèvement des foules ne pourra se produire en Turquie que si la bulle économique explose, ce qui arrivera de toute façon un jour ou l’autre. Alors, peut-être verrons-nous un « Printemps turc » poindre à l’horizon.
*Zihni Özdil est chargé de cours et doctorant à l’université Erasmus de Rotterdam. Il enseigne des cours sur l’histoire du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord. Sa thèse de doctorat se focalise sur le processus de laïcisation aux débuts de la République de Turquie.