Février 1997, un précédent ?
Les gens sont dans la rue, et à la maison ils retrouvent un mode de protestation qui était né en février 1997. Le mouvement s’appelait « Sürekli aydınlık için bir dakika karanlık – Une minute d’obscurité pour faire la lumière ». C’était à la suite du scandale de Susurluk, qui en novembre 1996 avait révélé les liens entre l’État, la mafia, l’extrême droite et les tribus inféodées, et les bandes paramilitaires opérant au Kurdistan. L’affaire avait secoué la Turquie.
Pour la première fois sans doute, un immense mouvement de la société civile s’était levé. La naissance du mouvement est entourée de légendes, mais il semble qu’il est dû en partie au moins à l’initiative d’un avocat, Ergin Cinmen, et d’un Comité de citoyens pour faire la lumière (Sürekli aydınlık için yurttas girisimi).
L’appel à manifester a été publié dans Milliyet le 1er février 1997 par Hasan Pulur dans sa tribune quotidienne, qui pour l’occasion s’intitulait « Une minute d’obscurité pour faire la lumière ». En voici un extrait :
« Si vous n’acceptez pas [les scandales qui touchent Tansu Çiller, la vice-première ministre], ce soir et chaque soir jusqu’à la fin du mois, éteignez vos lumières à 21 heures !
Si vous n’admettez pas qu’Erbakan [premier ministre d’alors] proclame, 544 ans après la conquête de Constantinople : ’En construisant une mosquée à Taksim nous ferons aboutir la conquête de la Ville’, ce soir et chaque soir jusqu’à la fin du mois, éteignez vos lumières à 21 heures !
Si vous n’admettez pas la corruption, les trafics, les dissimulations par lesquelles les acteurs de la politique se protègent mutuellement, ce soir et chaque soir jusqu’à la fin du mois, éteignez vos lumières à 21 heures !
Si vous êtes conscients de la manière dont on piétine la démocratie en vue de détruire la république laïque, ce soir et chaque soir jusqu’à la fin du mois, éteignez vos lumières à 21 heures !
En bref, si vous n’êtes pas contents de la façon dont le pays est dirigé aujourd’hui, si vous voulez réagir, ce soir et chaque soir jusqu’à la fin du mois, éteignez vos lumières à 21 heures !
Oui, c’est un mouvement de protestation, dont le nom est : ’La société refuse le rôle de majorité silencieuse’. Ceux qui ont initié ce mouvement l’ont appelé « Une minute d’obscurité pour faire la lumière ». C’est un mouvement de société civile.
Qui sont-ils, comment s’appellent-ils ?
Qu’ils s’appellent Ali, Veli, Ayche ou Fatma quelle importance ? Si on vous demande ’Qui êtes-vous’, répondez ’Nous sommes la population de ce pays’. Ça ne suffit pas ?
Voici ce qu’ils disent :
’Nous nous reconnaissons comme citoyens de la république de Turquie, réduits au rôle de majorité silencieuse depuis des années. (…) D’un côté ceux qui parlent nous dénient le droit de parler, d’un autre côté nous sommes une société qui a beaucoup de choses à dire et qu’on fait taire !
En tant que société, nous refusons, cette fois, le rôle de majorité silencieuse... Nous en avons assez que ceux qui piétinent la patrie, la justice, la démocratie et toutes les valeurs de l’Etat de droit continuent de parler en notre nom. Nous voulons la fin de toutes ces saletés qui nous gâchent la vie ! (…) »
L’idée était de créer une manifestation à domicile, de se compter, et de se faire voir et entendre aussi : on demandait aux gens de se mettre aux fenêtres en faisant un maximum de bruit, en criant, en tapant sur des casseroles. Je trouvais que dans ma rue, Susam Sokak, cela avait un effet un peu triste, j’avais l’impression de voir des prisonniers manifester. Sans doute, beaucoup l’ont ressenti ainsi, et c’est pourquoi très vite les gens sont descendus dans la rue et ont défilé avec des bougies.
A l’occasion, ce mouvement d’un nouveau genre a fusionné avec des formes kémalistes classiques, comme le pélerinage au Mausolée d’Atatürk ainsi que le montre cette photo :
- Manifestation devant le Mausolée d’Atatürk.
- Radikal, 19 février 1997. Photo Serkan Fidan
Le mouvement s’est éteint progressivement à la fin du mois. L’évaluation du nombre de participants est difficile. Certains ont parlé de 30 millions mais cela me paraît peu vraisemblable.
Mais il s’agit sans aucun doute du mouvement le plus largement suivi que la Turquie ait connu... avant celui du 1er juin 2013 !
La démocratie turque se cherchait. Les partis politiques de la gauche traditionnelle étaient tout aussi incapables que la droite de prendre en compte les grands problèmes de la société ; les affaires de corruption, jusqu’au plus haut niveau de l’Etat, se succédaient sans interruption. La gauche était incapable de mobiliser autrement qu’en faisant appel à la mémoire d’Atatürk. Il fallait inventer des formes nouvelles de protestation. Celle de février 1997 était imparable, la police ne pouvait rien faire. Le mouvement a changé la vie de nombreuses personnes, il a fait naître une conscience politique chez beaucoup, et augmenté l’inventivité de la société civile. Un peu comme en mai 1968 en France, les voisins se sont mis à se parler et à parler de politique, sans crainte des dénonciations qui sont monnaie courante en Turquie.
Un dessin de presse vous racontera cela mieux que moi.
Il est dû à l’excellent Kemal Gökhan Gürses, qui publiait dans Radikal-Iki, le supplément hebdomadaire de Radikal, une bande dessinée intitulée « Ah ! Mes trente-cinq ans ! ». Celle-ci a été publiée le 2 mars, après la fin du mouvement.
- Ah ! Mes trente-cinq ans !
En voici le détail :
- En un mois on a eu bien des changements dans notre vie ! « Grouillez-vous les enfants ! On n’a plus qu’une demi-heure avant la manif ! - Tu fais bien d’y penser ! Il nous faut des bougies aussi ! - Et moi je veux un sifflet pour la manif, s’il te plaît ! »"
- C’est pas seulement nos habitudes qui ont changé. D’autres choses aussi...« Je ne savais pas qu’il y avait tant de monde dans le quartier ! »
- Notre fille a du mal à se retenir. Comme tous les enfants elle a peur du noir. C’est pour ça qu’elle s’intéresse au mouvement pour la lumière ! « Allo ! Ipek ! comment ça se passe ? La manif ! Moi j’ai un sifflet que ma mère m’a acheté ! Un sifflet Barbie, tout rose ! »
- Cette, fois, les alarmes de bagnoles qui nous pourrissent la vie sont aussi douces que la chanson de Munir Nurettin, Kalamis. « Pour la première fois les bagnoles sonnent l’alarme pour de VRAIS VOLEURS ! »
- Et surtout cette “manif de séparatistes” a fait naître des liens d’amitié dans le quartier : « Bonsoir ! J’ai une casserole au four, une autre sur le feu ! Vous pourriez m’en prêter une pour la manif ? - Bien sûr ! »
- Pendant tout ce mois de manif, chacun d’entre nous a peu à peu tué quelque chose : « Adieu la peur ! »
- Pour nous autres salariés la fin du mois signifie autre chose. « Papa, on est à la fin du mois, qu’est ce qu’on va faire maintenant ? - Pas de souci ma fille, on va toucher la paie ! »
- Le souci de la gamine, que la manif prenne fin, ehh... « Est-ce qu’on a obtenu assez de lumière, ou alors... » C’était la plus belle manif... Une des plus belles manifs...
Bien entendu, cet “eylem” quotidien n’est pas le seul événement important de février 1997. Vous connaissez déjà la provocation islamiste de Sincan, près d’Ankara, qui a entraîné un “avertissement” de l’armée sous la forme d’un défilé de chars dans la même ville, et vous savez que la fin du mois de février a vu non seulement la fin de l’initiative « Une minute d’obscurité pour faire la lumière » mais aussi, le 28, une intervention “douce” de l’armée dans la vie politique turque. En effet, lors de sa réunion mensuelle, le Conseil national de séurité dominé par des militaires a adressé un ultimatum au gouvernement d’Erbakan, qui a été suivi, en juin, par sa chute.
Note : je voulais demander l’autorisation de reproduire à Kemal Gökhan Gürses mais n’ai pas pu le joindre. Est-ce qu’il me pardonnera ?
Seize ans plus tard...
Comme je l’expliquais plus haut, la manifestation quotidienne qui consiste à crier, taper sur des casseroles et faire le maximum de bruit est une réplique de ce qui s’est passé en février 1997.
Manifestation jumelle, représentations graphiques parentes.
Lundi soir, à Cihangır, j’ai eu l’occasion de jouer d’un sifflet qui se trouvait par hasard dans ma poche.
Voici le travail, très tendre, très touchant, de M.K. Perker dans la revue satirique Penguen du 13 juin 2013. Cela m’a donné l’occasion d’écrire quelques gros mots, et j’en ai même un peu rajouté par rapport à l’original. Si j’ai fait des erreurs, veuillez me les signaler. (cliquez sur les images pour les agrandir)
1re case - La femme : « Allez ! C’est l’heure ! »
2e case - L’homme : « Déjà ? Alors hop, on y va ! »
3e case - L’homme :« Quoi ? C’est ça que tu me donnes ? Elle est trop petite ! » - La femme : « Ho ! ho ! c’est une casserole, pas un T-shirt ! Qu’est que ça peut faire qu’elle soit petite ? »
4e case - L’homme : « Comment ça, qu’est ce que ça peut faire ? Est-ce qu’un grand mec peut taper sur une petite casserole ? » - La femme : « Mec, tu vas taper sur celle-là ! Punaise, ça pue le machisme et le sexisme ici ! »
1e case - La femme : « Bon ça va, prends ça, passe-moi la tienne ! »
2e case - L’homme : « C’est pas la mienne. C’est la tienne que tu m’avais donnée. C’est celle-là qu’est la mienne » - La femme : « Putain ! Y’a vraiment toutes sortes de cons ! »
3e case - On est sur le balcon, parmi les gens de la rue de la Libération. Y’a des voisins que je n’avais jamais vus. Nous nous saluons à coups de casseroles...
4e case - Je vois des gens en qui j’aurais jamais cru en les voyant. Comme le patron du Pet Shop. Il tape lui aussi. Il a pas l’air mauvais caractère finalement, quand on le voit comme ça, et son instrument de musique lui va bien !"
1e case - A la fenêtre d’en face, y’a un groupe qui se réunit chaque semaine pour jouer au trictrac. Il n’en manque qu’un. Les voilà qui tapent sur leurs chevalets de trictrac. C’est clair que dans tout le quartier on se sent partout au complet maintenant pour jouer.
2e case - A côté de chez nous un couple de petits vieux est à la fenêtre mais sans casserole. Ils ont l’air d’hésiter.
3e case - Ils sont les représentants fatigués d’une autre époque. Ils aimeraient bien mais ils n’osent pas.
4e case - Pendant 10 minutes, ils se contentent de regarder avec un doux sourire, mais...
1e case - La mémé rentre dans l’appart’ et revient avec une casserole et une louche...
2e case - Ils restent comme ça un instant, la casserole en mains mais sans taper...
3e case - Nous nous sentons comme des parents sur une plage qui regardent, sans crainte et en silence, leurs gamins hésitant à mettre les pieds dans l’eau. On se dit pourvu qu’ils trouvent le courage avant la fin de la manif ! On tape de toutes nos forces...
4e-5e-6e - Et aussitôt dit... d’abord timidement ... et très vite à tue-tête ! Et toc ! On a une casserole de plus !