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Turquie - Relents de gaz, d’acide et de haine…

vendredi 28 juin 2013, par Ali Terzioğlu

C’est un jour de grande tristesse, le lendemain du décès de ma mère, que je croisai la face sombre de l’intégrisme religieux sous les traits du menuisier de notre quartier. Le matin où, le regard enlaidi par une jubilation mesquine, il refusa à mon père la fabrication du cercueil [1] sous prétexte que notre famille n’était assez pieuse, et qu’il ne pouvait se compromettre ainsi auprès de Dieu, en répondant favorablement à notre demande. De mœurs bizarres, inconnues de ma famille, cet homme venait de s’installer comme artisan dans l’atelier construit sur la parcelle que mon grand-père venait de lui vendre. Sa femme, belle et jeune, nous disait-on, ne sortait que rarement de chez elle, et lorsque cela se produisait, était vêtue d’un long manteau marron foncé, aux manches longues, les mains gantées, la tête et le visage soigneusement cachés par un voile de même couleur. Leur petite fille, engoncée dans les mêmes vêtements miniaturisés, l’accompagnait sous la chaleur accablante de l’été d’Izmir.

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Femmes islamistes turques déchirant une affiche représentant une femme « découverte ».

En Turquie, on parlait déjà de certaines « confréries » musulmanes prônant un Islam strict, radical, exclusif. Peu importe celle dont se revendiquait notre menuisier, ni les sentiments qui le poussaient à avoir des relations de méfiance avec autrui. C’était il y a plus de trente-cinq ans. Cet homme étrange doit être déjà mort. Attentif aux soubresauts de la Turquie, il m’arrivait souvent de parler de politique avec mon père, et surtout de l’approche qu’avait de la « laïcité » la majorité de la population turque de l’époque. Être laïc rimait, comme actuellement partout où règne l’Islam radical, sinon avec athéisme, du moins avec hérésie. Imposée d’en haut dès les débuts de la République, souvent par des méthodes expéditives ou violentes, la laïcité demeurait pour beaucoup de gens une idée occidentale dangereuse pour la foi musulmane, voire incompatible avec elle.

Qu’est-ce qui a vraiment changé depuis ? « On ne peut pas être, et laïc et musulman… » disait très récemment le grand mufti turc, en charge des affaires religieuses, et très proche du gouvernement actuel. Cela donne une idée assez claire de ce que les partisans de l’Islam politique pensent de la gouvernance d’un pays. Et pour savoir ce que les Islamistes turcs pensent actuellement de « tous les autres », il suffit de pianoter « Türkiye’de tarikatlar » [2], sur Youtube, pour accéder à des vidéos impressionnantes sur les activités de ces viviers de bigoterie rétrogrades. Outre les sempiternelles discussions sur l’infinitésimale chance ou pas des « non-Musulmans » d’accéder au paradis, la réflexion « spirituelle » tourne obsessionnellement autour de l’entre-jambe, des interdits (haram) et de ce qui est permis (halal).

Qu’y a-t-il donc aujourd’hui de très étonnant à entendre les responsables de l’AKP affirmer que les contestataires du parc Gezi « forniquaient » impunément sous les tentes ? Il est vrai que, dissoutes par une loi de 1925, ces confréries manquaient terriblement à la pensée philosophique islamo-turque ! Comment ne pas s’émouvoir d’ailleurs de ce foisonnement intellectuel que nous devons à d’éminents « penseurs » autoproclamés « cheik », « derviche », « hodja », pour ne citer que ces titres, dans les villages les plus reculés de la Turquie !

Mais trêve de plaisanterie ! Car la réalité est tout autre, et l’heure, grave… Adolescents, jeunes, hommes, femmes, homosexuels, intellectuels, ouvriers, artistes, universitaires, féministes, transsexuels de tous âges et de toutes origines, bref tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans la vision islamiste du monde, ne se sentent plus en sécurité dans leur vie privée, professionnelle et sociale. La « pression de quartier » s’insinue dans tous les domaines de la vie publique ou privée, les lois liberticides se multiplient, tandis que s’intensifie la volonté étatique de contrôler la tête et le corps des individus. Est aussi de plus en plus virulente, arrogante et menaçante la volonté de l’État d’uniformiser la société selon des valeurs religieuses. Les preuves les plus tangibles en sont ses incitations permanentes au retour à la piété, les inculpations pour blasphème dans un pays qui se dit laïc, ou encore l’acheminement vers une étroite surveillance des personnes.

Leur projet de gouverner et de dominer longtemps, voire très longtemps, doit être pris au sérieux. On ne peut considérer cet insidieux noyautage de l’État comme une réaction à la période où les tenants du laïcisme régnaient sans conteste. Les fondements et l’application de la juridiction glissent vers des sources religieuses, les institutions s’islamisent lentement mais sûrement, et l’État veille à l’endoctrinement de ses bras armés pour en obtenir l’allégeance inconditionnelle. D’où la sauvagerie obscène des forces de police lors des manifestations qui débutèrent au Parc Gezi. Ces policiers semblaient « lâchés » sur les contestataires. Le gouvernement ne se soucie aucunement de la gravité de leurs dérives, ni des bavures, et la répression aveugle a entaché, une fois de plus, la boiteuse démocratie turque. « Ma police a eu environ six cents blessés ! » déplorait M. Recep Tayyip Erdoğan devant ses partisans, lors de son discours du dimanche 16 juin 2013. Ne s’agit-il donc pas de la police de la République, mais d’une milice personnelle, totalement embrigadée par les idéologues de l’AKP ?

Les techniques de tabassage de la police, leur acharnement sur les citoyens mécontents nous montrent que les vrais dangers pour les démocrates turcs ne sont pas uniquement la supériorité numérique des policiers, ni leurs équipements infernaux, mais la volonté du gouvernement de M. Erdoğan de les atteindre aussi bien dans leur intégrité morale que physique. Les coups portés sur le visage des manifestants, les tirs tendus en sont les preuves tristement récurrentes. « La police de M. Erdoğan » n’était pas chargée de rétablir l’ordre, mais de « faire baisser les yeux » à cette autre Turquie suffisamment enhardie pour défier la pensée enturbanée, et désireuse d’une réelle démocratie affranchie de toute forme d’idéologie exclusive.

Nous sommes en droit de penser que la pensée politique actuellement au pouvoir en Turquie enfonce ses racines dans le fondamentalisme religieux. Et comme partout où ce dernier domine, en Turquie non plus, les bigots n’aiment pas les visages multiples de la libre expression, de la pensée mouvante, de l’imprévisible, de la poésie, de l’art, du doute, de la mise en question des certitudes, récusant avec entêtement l’individu au profit de la communauté comprise dans son acception exclusivement religieuse.

Dès lors, peut-on ne pas s’inquiéter des arrestations et des inculpations arbitraires qui ont lieu quotidiennement ? De l’expulsion ridiculement justifiée des étudiants étrangers en séjour en Turquie dans le cadre d’accords de coopération européens ? Partout en Turquie et dans le monde, il ne faudrait pas cesser de mettre le gouvernement turc actuel devant ses contradictions et ses dérives. Ses velléités de despotisme pourront être endiguées chaque fois que les démocrates turcs le combattront sur un terrain et dans un langage qu’il ne connait pas bien. Ceux de la résistance permanente non violente, de la parole libérée face aux simplismes de la pensée dogmatique, du questionnement humaniste et joyeux de la vie face à l’obéissance triste et aveugle à des valeurs supposées immuables. La route sera certainement longue, parfois dangereuse, mais le layon est bel et bien défriché...

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Notes

[1Après l’enterrement, ce cercueil est légué à la mosquée du quartier où vivait le défunt, pour l’enterrement d’autres personnes indigentes.

[2« Les confréries en Turquie ».

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