Pour sa part, le gouvernement semble poursuivre sa stratégie de l’autruche en essayant d’accentuer la marginalisation de la contestation par la tenue de grands meetings pré-électoraux destinées à gagner le soutien de la Turquie profonde. Le 21 juin, à Kayseri, Recep Tayyip Erdoğan s‘est de nouveau attaché à distinguer « les jeunes et les écologistes sincères » de Gezi Parkı des « provocateurs » et des « vandales » qui les auraient abusés. Selon lui, les premiers seraient manipulés par des intérêts dont l’objectif ultime est de remettre en cause les transformations vécues par la Turquie au cours des dernières années, et plus particulièrement le processus engagé depuis le début de l’année pour résoudre la question kurde. Le lendemain, à Samsun, le même Tayyip Erdoğan a évoqué l’existence d’un véritable complot international, en comparant les événements qui ont eu lieu en Turquie depuis 3 semaines, à ceux qui se déroulent actuellement au Brésil. « Le même complot est à l’ordre du jour au Brésil. Les mêmes symboles, les mêmes bannières… Twitter et les médias internationaux sont à l’œuvre… l’objectif est le même », a dit le premier ministre à Samsun. S’adressant à nouveau aux jeunes de Gezi Parkı, le leader de l’AKP s’est exclamé : « Vous avez été utilisés comme des soldats par des cercles d’intérêts pour le bénéfice d’un complot que vous ne pouviez pas connaître. »
Séparer le bon grain de l’ivraie est donc devenu le leitmotiv des dirigeants de l’AKP dans leur tentative pour reprendre la situation en main. Lors d’une récente interview pour la chaine qatarie Al Jazeera, Ahmet Davutoğlu, le chef de la diplomatie turque, a tenté de minimiser les événements qui se poursuivent, en expliquant que la Turquie était une démocratie et qu’elle vivait actuellement un type de phénomène social auquel les autres démocraties (France, Royaume-Uni, Etats-Unis…) sont régulièrement confrontées. Lui aussi a opposé les « écologistes et la jeunesse sincères de Taksim » à des groupes d’intérêts, tapis dans l’ombre, qui ont des intentions moins candides : les activistes d’extrême-gauche ou d’extrême-droite qui essayeraient de transformer un mouvement de protestation en un soulèvement contre le gouvernement, les politiciens opportunistes qui penseraient pouvoir profiter de l’aubaine pour satisfaire leurs ambitions sans limites, et les lobbies internationaux qui seraient trop heureux de pouvoir ternir l’image de la Turquie.
De toute évidence, le gouvernement n’a toujours pas compris qu’un malaise profond traverse la société turque et qu’il ne pourra pas le surmonter en mobilisant ses partisans et en recourant à la théorie du complot. Car, ce malaise transcende désormais la polarisation musulmans-laïques qui a dominé la vie politique des années 2000. Il affecte d’abord une nouvelle génération qui n’a pas connu le système politique sécuritaire antérieur et qui n’a donc pas intériorisé les tabous officiels sociaux et politiques qui neutralisaient les motifs de révolte. Il concerne, plus particulièrement, c’est vrai, un certain nombre de secteurs spécifiques de la société qui redoutent les orientations conservatrices du gouvernement : femmes, intellectuels, alévis, militants associatifs… Il touche aussi les classes moyennes urbaines qui s’interrogent sur le caractère durable du développement vécu au cours de la dernière décennie. Il affecte encore ces intellectuels musulmans et ces croyants de gauche, inquiets des orientations économiques libérales du gouvernement et de ses réactions autoritaires à l’égard des opposants, qui leur rappellent la façon dont ils ont été traités par l’armée, il y a une quinzaine d’années, lors du coup d’État post-moderne. Ce malaise touche même désormais, selon certains médias, les forces de l’ordre qui commencent à douter de la pertinence de leur engagement et qui, après plusieurs semaines de troubles, ressentent manifestement une certaine lassitude. À faire de la contestation en cours, comme il s’y emploie depuis quelques jours, le énième avatar des menées factieuses de l’État profond, le gouvernement prend le risque d’entretenir l’instabilité et le doute dans un contexte politique national et international qui n’est pas sans danger.
Au moment même où la croissance (qui taquinait les 10%, il y a encore deux ans), est en train de se contracter à 2 ou 3%, les événements des dernières semaines pourraient bien faire pâlir le miracle économique turc, qui a beaucoup reposé, comme l’ont montré plusieurs enquêtes, sur la bonne image acquise par la Turquie dans son étranger proche. Le mouvement de contestation a mis en veille, par ailleurs, le processus de règlement de la question kurde. Le PKK qui, en procédant au retrait de ses troupes en Irak du nord, estime avoir accompli l’essentiel de ses engagements, commence à montrer des signes d’impatience. Il y a deux jours un hélicoptère de l’armée turque a essuyé des coups de feu, dans le sud-est, et le chef militaire de l’organisation rebelle, Murat Karayılan, a menacé de reprendre la lutte armée, si le gouvernement ne passait pas à la seconde phase du processus engagé. Le règlement définitif de la question kurde, et les réformes qu’il faudra consentir pour y parvenir, repose encore sur un ensemble d’inconnues qu’il est bien difficile d’éclaircir à ce jour. Enfin, la situation politique internationale n’est guère plus réjouissante. La crise syrienne, qui est en train de s’installer dans la durée, demeure pour la Turquie un facteur d’instabilité permanent et redoutable, comme l’a montré, le mois dernier, le spectaculaire attentat de Reyhanlı. Il est donc grand temps que le gouvernement regarde la situation dans sa réalité crue et non au travers du prisme de ses certitudes.