« Au moment où le tabou sur le génocide arménien tombe,
où il est question de faire la paix avec les nationalistes kurdes,
où l’armée s’est retirée de la vie politique, ce mouvement annonce la nécessité d’une nouvelle culture publique de reconnaissance et de rassemblement.(…)
Le poème de Nazim Hikmet résume l’âme de ce mouvement libertaire et rassembleur : « Vivre comme un arbre seul et libre, vivre en frères comme les arbres d’une forêt. » »
Nilüfer Göle [1]
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Après quinze jours de contestations, manifestations et violences policières, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdoğan a sifflé, une dernière fois croit-il, la fin de la récréation. La police a évacué la place Taksim d’Istanbul et détruit extrêmement brutalement les restes du camp dans le maigre petit bois préservé dit « de la promenade » (Gezi Park), situé juste à coté de la place. Le « dialogue » proposé a tourné court. Erdoğan a réuni des dizaines de milliers de supporters à Sincan, un fief électoral de son parti près d’Ankara, puis a fait de même sur le terrain de Kazliçesme à Istanbul, y dénonçant les « traitres » et autres çapulcu (pillards) de Taksim. Des centaines de personnes ont été interpellées, des milliers menacées de poursuites.
Ce mouvement sans précédent, largement composé de jeunes, a été comparé tantôt à « mai 68 », tantôt aux « occupy » et autres « indignados », tantôt aux printemps arabes. Jusqu’à quel point la contestation va-t-elle se poursuivre dans la rue ? Quel va être l’impact profond du « soulèvement de Gezi » ? La répression va-t-elle se durcir jusqu’à briser le mouvement et l’autoritarisme du régime s’accentuer ? Les clivages au sein de la société turque vont-ils s’approfondir ?
Pour comprendre ce qui se passe en Turquie, il faut d’abord revenir sur la décennie de pouvoir du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi - AKP), islamiste et néolibéral. Et même bien avant.
De la République autoritaire à « l’État profond »
La République de Turquie a été fondée par Mustapha Kemal « Atatürk » (« père des Turcs ») sur les ruines d’un Empire ottoman effondré après la première guerre mondiale [2]. Atatürk et ses compagnons réussissent, après trois ans de guerre, à rétablir un État dans ses frontières actuelles et à établir un régime républicain autoritaire – avec un parti unique « kémaliste », le Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi - CHP) et pour colonne vertébrale l’armée. Ils créent une nouvelle capitale (Ankara), réforment la langue et font adopter l’alphabet latin, développent l’éducation, donnent le droit de vote aux femmes (1929), créent une nouvelle économie… et écrasent les contestations (des religieux, des kurdes).
Cette République kémaliste n’était pas démocratique, mais se voulait « laïque ». Non pas au sens de séparation de la religion et de l’État comme la France de 1905, mais au sens de soumission de la religion à l’État – comme la France de 1801, celle du Premier consul Bonaparte, modèle explicite d’Atatürk. L’islam sunnite est sous contrôle d’une bureaucratie d’État (Diyanet), et le tiers des musulmans turcs qui ne sont pas sunnites sont de facto exclus [3]. Les seules autres religions reconnues (et également sous contrôle) sont le judaïsme et les églises chrétiennes orthodoxes et arméniennes. Des lycées religieux (Imam Hatip) créés par l’État sont censés pourvoir la République en imams. Beaucoup de cadres de l’AKP, dont Erdoğan lui même, y seront formés.
Après la deuxième guerre mondiale, la République Turque adhère au bloc occidental : plan Marshall en 1947, Conseil de l’Europe en 1949, OTAN en 1952, association avec l’Union Européenne – à l’époque CEE – en 1963. Le système de parti unique est remplacé par un bipartisme, dans lequel le Parti démocrate (Demokrat Parti - DP) a pu attirer les courants religieux. Pendant plusieurs décennies, c’est alternance entre la Parti démocrate et les kémalistes du CHP [4], qui reprend une nouvelle fois le pouvoir en 1973. Le 1er mai 1977, la manifestation des syndicats est attaquée sur la place Taksim d’Istanbul par des milices d’extrême-droite proches de l’armée (les « Loups gris »), provoquant des dizaines de morts. La place est depuis le symbole de la résistance de la gauche. Quelques années plus tard, après la grève générale de mai 1980, l’armée a fait son troisième coup d’Etat (septembre 1980), de loin le plus dur – en particulier en matière de répression contre la gauche et les intellectuels.
L’arrivée au pouvoir du Parti islamiste AKP
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Les partis politiques sont interdits pendant plusieurs années, et la nouvelle constitution entérine le pouvoir de contrôle et d’intervention de l’armée sur les affaires publiques. Cette constitution restera en vigueur et inchangée jusqu’à l’arrivée des islamistes au pouvoir au début des années 2000. Une fois le pluripartisme « sous contrôle » rétabli après 1983, le nouveau Parti de la mère patrie (Anavatan Partisi - ANAP) successeur de la tradition du Parti démocrate et dirigé un leader talentueux, Turgut Özal, a pu gagner parfois des élections. Il apparait comme plus ouvert aux religieux, plus libéral sur le plan économique, moins nationaliste et plus favorable à l’Union européenne, que les héritiers des kémalistes. Toutefois in fine le pouvoir est resté toujours sous le contrôle des militaires et de ce que l’on commence à appeler en Turquie « l’État profond », alliant des officiers, des magistrats, des milieux d’affaires, voire des gangsters…
Officiellement candidate à l’adhésion européenne à partir de 1987, en union douanière avec elle en 1996, la Turquie connait à la fin du XXe siècle une situation économique chaotique, mêlant développement réel et mal-développement, urbanisation sans contrôle, corruption et exode rural, inflation galopante. Tandis que la guérilla kurde commence à affecter l’est du pays à partir de 1984. C’est dans ce contexte que s’est développé, en dehors du bipartisme post-kémaliste, une nouvelle force explicitement islamiste, dont les organisations seront plusieurs fois dissoutes par la justice mais toujours reconstituées : le Parti de la Prospérité (Refah Partisi), qui a gagné les élections municipales de 1994 – un certain Recep Tayyip Erdogan devient maire d’Istanbul. Puis son leader Necmettin Erbakan accède en 1996 à la tête du gouvernement grâce à une alliance avec d’autres partis. Mais le quatrième coup d’Etat [5] le force à démissionner. Les jeunes cadres du parti, Recep Tayyip Erdoğan et Abdullah Gül, actuel Président de la République, en ont tiré la leçon et ont fait scission pour créer un nouveau parti, plus moderne, se réclamant de l’exemple des Chrétiens démocrates allemands (en particulier des plus conservateurs, les bavarois) : l’AKP.
Le pays sort peu à peu d’une très grave crise financière. Les partis qui se sont succédés au pouvoir pendant la période « sous contrôle » depuis 1983 sont tous plus ou moins discrédités. Le Parti islamiste AKP remporte 34% des voix au législatives de 2002 et, profitant d’une loi électorale originellement concoctée contre lui, rafle la majorité des sièges.
Du militaro-kémalisme à la tutelle kémalisto-islamiste
Le parti kémaliste CHP et ses divers avatars après 1983, sous le magistère d’une armée qui est aussi une puissance économique, représente alors un « bloc au pouvoir » alliant une bourgeoisie d’affaire (en partie historiquement issue de l’ancien empire ottoman), un complexe militaire, financier et industriel, avec les grandes banques et compagnies d’assurance et la grande industrie (souvent alliées au capital étranger comme les français Renault, Lafarge ou Axa), les hautes sphères de l’appareil d’Etat (université, justice..), et une base de petit fonctionnaires et de notables ruraux. Les minorités musulmanes non sunnites (Alévis et autres), bien que persécutés ou méprisés par les kémalistes, soutiennent ce pouvoir dominant par crainte d’un retour de flamme islamiste sunnite.
« L’autre parti » (ANAP), que ce soit avec Menderes, Demirel, Ozal et Mesut Yılmaz [6], ne constitue pas une véritable alternative, et accepte globalement le cadre kémaliste, dont il est d’une certaine manière issu. Il est alors toujours soutenu sur le plan électoral, par certaines régions, par des populations attachées à la religion dans la Turquie profonde ou diverses couches urbaines petites bourgeoises.
La gauche, malgré une certaine existence sociale, intellectuelle, syndicale, malgré l’adhésion de nombreux Alévis, n’a jamais constitué une alternative politiquement crédible. D’abord du fait de la répression qu’elle n’a cessé de subir. Ensuite par ses propres divisions et archaïsmes. Enfin parce que le CHP occupait le créneau supposé de la « modernité et de la laïcité » sur la scène politique (le CHP est membre de l’Internationale socialiste).
Les Kurdes, entre 16 et 20% de la population du pays, ont été niés, dans leur réalité culturelle, linguistique et politique, par une Turquie kémaliste centralisatrice et nationaliste – le mot « kurde » lui même a longtemps été interdit, il fallait parler des « turcs des montagnes ». Et sans cesse réprimés par l’armée de la République [7].
« Menace islamiste » et « modèle turc »
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Mais tout change à la fin du XXe siècle. La République kémaliste a favorisé un certain développement et une forme d’ascenseur social. Les populations venues massivement de la campagne vers les villes dans les années 60-90 ont bénéficié de l’éducation et développé de nouvelles activités, dans des PME de sous-traitance industrielle, dans le bâtiment, l’agro-alimentaire, un peu l’informatique et les services… Certaines de ces PME sont devenues conséquentes. Une grande partie de ces nouveaux entrepreneurs et de leurs salariés, se sont reconnus dans le discours de l’AKP, dans ses références à l’islam, et aussi son libéralisme économique [8].
L’AKP s’est affirmé pro-européen. Une fois arrivé au pouvoir, il a cherché à accélérer le processus d’adhésion à l’Union européenne, approuvé par une grande majorité de l’opinion publique. Le gouvernement islamiste accepte certaines conditions démocratiques de l’adhésion, en particulier en matière de liberté d’association, de réforme du code pénal dans un sens moins liberticide, d’une plus grande liberté d’expression et de manifestation, d’un nationalisme moins agressif. Surtout, l’AKP a, comme le lui demande l’Europe, affronté « l’Etat profond », en particulier la haute magistrature (qui cherchait alors à interdire le parti islamiste), l’Etat-major de l’armée et le Conseil de sécurité nationale. Celui-ci, depuis le coup d’Etat de 1980 peut bloquer, censurer, voire renverser le gouvernement. Une grande partie de l’intelligentsia progressiste, de la bourgeoisie libérale et laïque, de la jeunesse, a soutenu l’AKP dans ce combat. En 2007, l’AKP triomphe aux législatives (47% des voix).
Pendant toute cette période en France comme dans la plupart des pays occidentaux, on dénonce « la menace islamiste »…
Vint ensuite l’affaire Ergenekon, un réseau d’extrême droite impliquant une partie de l’Etat-major, soupçonné de plusieurs assassinats ou tentatives d’assassinats visant des intellectuels progressistes, des kurdes, des leaders de l’AKP. Sa dénonciation permet à Recep Tayyip Erdogan de « renvoyer l’armée dans ses casernes » et de briser l’ancien « État profond ». Mais aussi de déclencher une répression beaucoup plus étendue contre des kémalistes et des médias. C’est, surtout à partir de 2009-2010, le début d’une « dérive autoritaire » du régime, avec une personnalisation du pouvoir du Premier ministre.
Une période où en France comme dans la plupart des pays occidentaux, on va commencer à louer le « modèle turc » démocratique…
L’AKP transforme le positionnement géopolitique du pays
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Les négociations d’adhésion à l’Union Européenne sont vite encalminées, du fait pour partie des Turcs eux-mêmes (avec la question de Chypre). Mais aussi, bien plus encore, de la mauvaise volonté européenne, assortie du coté d’Angela Merkel et surtout de Nicolas Sarkozy, de marques évidentes de mépris. L’opinion turque très europhile au début des années 2000 devient de plus en plus eurosceptique.
La Turquie, dont l’armée constitue le premier contingent militaire de l’OTAN après celui des États-Unis, va, sans remettre en cause l’alliance avec Washington, prendre quelques distances, après avoir refusé l’usage de son espace aérien pour l’attaque américaine contre l’Irak en 2003. De même vis-à-vis de l’allié militaire régional traditionnel, Israël, surtout après l’attaque israélienne meurtrière du bateau principal (turc) de la flottille non-violente internationale partie briser le blocus de Gaza en 2010. La Turquie va tenter aussi, conjointement avec le Brésil, une médiation entre l’Iran et les Occidentaux sur la question du nucléaire (que les États-Unis vont rejeter).
Le ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoğlu théorise l’idée du « zéro problème avec les voisins » [9].
La Turquie connait sous Erdoğan une économie florissante, avec des taux de croissances impressionnants, souvent autour de 7 à 9%, sans guère souffrir de la crise de 2008-2009. Tenue politiquement en lisière par les européens, elle va développer ses capacités économiques et son « soft-power » culturel vers d’autres horizons, même si l’Union Européenne (avec laquelle la Turquie est en union douanière) demeure de loin le principal partenaire. Les entreprises turques développent leurs activités sur les marchés d’Europe balkanique et orientale, d’Asie centrale, du Moyen Orient, du Maghreb, tandis que des écoles du mouvement Gülen [10] se créent un peu partout, de la Malaisie au Cameroun. Cette prospérité et ce rayonnement expliquent sans doute en partie les victoires électorales d’Erdoğan et de son parti lors des référendums pour amender la constitution en 2007 et 2011. Et surtout aux législatives de 2011 (49,8%).
Mais elle explique aussi peut être pourquoi ce même Erdoğan, se considérant comme fort du mandat renouvelé du « vrai » peuple et assuré de son « État fort », a décidé d’accentuer la ligne conservatrice, d’ignorer les protestations sociales, d’intimider les opposants, d’emprisonner des journalistes… Bref, comme le dit l’intellectuel turc Baskin Oran s’adressant à son Premier ministre en ce printemps 2013 : « Dans un premier temps (après avoir remis l’économie sur les rails et lancé le processus de paix avec les Kurdes), tu as mis un terme à la « tutelle militaire kémaliste » qui pesait sur le pays et s’acharnait à couler tous les citoyens dans le même moule. (…) Ensuite, tu as substitué une nouvelle tutelle à l’ancienne : « la tutelle kémalisto-islamiste » qui s’acharne, elle, à fondre tous les citoyens dans le moule inverse du précédent. (…). Après les élections de 2011, comment dire, soit le pouvoir t’est monté à la tête, soit « ta nature » a repris le dessus, je ne sais pas, mais en tout cas tu t’es lancé dans une série d’erreurs toutes plus grosses les unes que les autres » [11].
Quand l’occupation de la « promenade » provoque le soulèvement d’une partie de la jeunesse
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Sous gouvernement AKP, les Turcs peuvent de plus en plus manifester publiquement dans les rues pour des intérêts particuliers ou généraux. En janvier 2007 le journaliste et militant arménien de Turquie Hrant Dink est assassiné par un jeune militant nationaliste d’extrême droite [12]. Lors de ses funérailles, 100 000 personnes descendent dans la rue en criant « Nous sommes tous des Hrant Dink, nous sommes tous arméniens », en turc, arménien et kurde. Une lutte contre l’extrême droite meurtrière, une affirmation face au nationalisme qu’il se drape de « kémalisme » ou « d’islamisme », une protestation face à la justice et à la police.
Quelques mois plus tard de très importantes « manifestations de la République » (Cumhuriyet Mitingleri) rassemblent, à Ankara et Istanbul, les défenseurs de la « laïcité ». Elles mêlent les partisans du CHP, de l’extrême droite nostalgique des militaires, et aussi des progressistes, contre la candidature d’Abdullah Gül à la présidence de la République. Ce qui n’empêchera ni son élection par le Parlement, ni l’adoption d’une réforme constitutionnelle prévoyant pour l’avenir (août 2014) l’élection du Président au suffrage universel.
Notons que dans la même période se développent des luttes sociales emblématiques, mais dispersées et hétérogènes : luttes des ouvriers de la manufacture de tabac TEKEL, à Ankara, en 2009-2010, luttes contre la « gentrification » de certains quartiers sur fond de spéculation immobilière notamment à Istanbul.
On peut donc observer en Turquie plusieurs sortes de contradictions et fractures politiques. Schématiquement :
- La fracture des kémalistes contre islamistes (CHP contre AKP au niveau des partis), présentée comme opposant « laïcs et islamistes », mais qui est surtout l’expression d’une fracture entre ancienne couches bourgeoises et petites bourgeoises urbaines, et nouvelles bourgeoisies et petites bourgeoisies néo-urbaines.
- La fracture des démocrates libéraux et des radicaux libertaires contre les conservateurs, qui ne recoupe pas la première fracture, une bonne partie des démocrates et des libertaires, en particulier des jeunes, étant aussi très hostiles au conservatisme nationaliste kémaliste.
- La fracture entre nationalistes turcs et kurdes : l’armée et les courants kémalistes étant les plus hostiles aux revendications kurdes. L’AKP, après avoir échoué à rallier électoralement une partie des kurdes, cherche aujourd’hui un accord avec la majorité du mouvement kurde. A travers le mouvement kurde légal, Parti démocratique pour la paix (Barış ve Demokrasi Partisi - BDP) [13], et toujours en arrière plan avec le PKK.
Des contradictions sociales : sur le partage des fruits de la croissance réclamé par les syndicats, les protestations contre la corruption et le clientélisme, des débuts de mobilisations des laissés-pour-compte du néolibéralisme, frappés par l’accroissement des inégalités et une certaine précarité, en particulier pour les jeunes.
Un projet vécu comme une provocation
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Certaines des dernières actions du gouvernement, souvent revendiquées personnellement par son chef, ont créé mécontentements et inquiétudes. Des mesures ou projets conservateurs, allant du futile au plus grave : de l’interdiction du rouge à lèvre pour les hôtesses de Turkish Airlines en passant par l’interdiction des ventes d’alcool après 22 heures, jusqu’aux restrictions sur le droit à l’avortement (légal depuis 1983). Des gestes symboliques comme celui de donner le nom de Sélim 1er (Yavuz Sultan Selim), sultan massacreur d’Alévis, au futur troisième pont sur Bosphore. Ou l’interdiction pour les syndicats de manifester sur Taksim le 1er mai (alors que la place avait été autorisée pour les manifestations par un précédent gouvernement AKP). Cela venant après les multiples arrestations de journalistes, les condamnations à des peines de prison pour blasphème du pianiste Fazil Say et de l’écrivain turc d’origine arménienne Sevan Nisanyan.
C’est dans ce contexte qu’a commencé le 28 mai 2013, l’occupation du Parc Gezi (« la promenade ») par un petit nombre de militants, contre le projet d’urbanisation de Taksim et ses environs. Un projet significatif des politiques urbaines du moment, détruisant un des très rares espace verts d’une capitale qui étouffe, s’inscrivant dans la logique affairiste et spéculative qui se déchaine depuis longtemps dans la ville. Avec des soupçons de corruption au profit du pouvoir, des promoteurs et des entreprises de BTP liées à l’AKP, voire à l’entourage même du Premier ministre, par exemple pour le futur centre commercial prévu à Gezi.
Ce centre commercial constitue aussi une provocation symbolique : il est prévu de le construire au sein d’une reconstitution d’une caserne ottomane détruite en 1908 – après un combat opposant les forces « Jeunes Turcs » nationalistes et celles des religieux partisans du sultan –, avec en prime juste à coté, la destruction d’un centre culturel nommé Atatürk et la construction d’une grande Mosquée... Le réaménagement de Taksim, centre de la ville, s’inscrivant par ailleurs dans de vastes projets plus ou moins pharaoniques de restructuration de la mégapole, comprenant aussi le troisième aéroport (de taille mondiale), le troisième pont sur le Bosphore et le canal géant parallèle au Bosphore.
Qui sont les manifestants ?
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
La brutalité de la répression policière à l’encontre des premiers occupants du parc à provoqué un élan de solidarité que le Premier ministre a traité par le mépris. Pour lui, il ne s’agit que de la réaction de la jeunesse bourgeoise occidentalisée, celle de la « movida » stambouliote, fréquentant le quartier des bars et restaurants de Beyoğlu. Celle qui « symbolise cette Turquie occidentalisée, cosmopolite et branchée dans laquelle ne se reconnait pas l’AKP et que d’aucuns soupçonnent [Erdogan] de vouloir étouffer » [14]. Dès lors, s’interroge Zihni Özdil [15], ce qui c’est passé ne serait-il qu’une révolte de la jeunesse privilégiée, « le dernier soubresaut de la classe moyenne et supérieure, laïque et kémaliste qui a définitivement perdu tous les leviers du pouvoir en Turquie » ?
Ce qui est frappant dans l’actuel mouvement, c’est la rapidité inédite avec laquelle il s’est étendu à certains autres quartier d’Istanbul loin de Beyoğlu, et à d’autres villes. A Ankara d’abord, mais aussi dans des citées aussi diverses que les grandes villes d’Izmir ou de Bursa, les touristiques Antalia ou Bodrum au sud-ouest, la nationaliste Trabzon au nord-est, les lointaines Kayseri ou Adana au Sud-est… Des manifestations fin mai et début juin dans plus de 80 villes !
Les manifestants, jeunes pour la plupart, sont divers, tant sur le plan social (des supporters de foot de milieux populaires aux étudiantes des classes moyennes) qu’idéologique et politique. Hamit Bozarslan distingue ainsi [16] la gauche libérale « plus ou moins politisée, attachée à un certain style de vie » et qui « en a ras-le-bol d’un pouvoir qui réduit ses libertés », la gauche radicale minoritaire qui « se développe au sein de la jeunesse et prend une partie de ses forces dans la communauté alevis », et un courant « national-socialiste, ethniciste [qui] considère les Turcs comme une classe d’opprimés face aux communautés étrangères ».
L’universitaire et militant des droits de l’homme Ahmet Insel précise : « Les chercheurs de l’université Bilgi à Istanbul ont dressé (…) le portrait de la jeunesse qui se trouve aujourd’hui dans la rue. On y apprend ainsi que ceux-ci sont mus par un idéal de liberté, qu’ils n’ont pour la plupart que des liens organiques très faibles avec les partis politiques (…). Ils réagissent contre le moralisme et sont respectueux des différences, raison pour laquelle ils réclament que l’on respecte aussi leur propre différence. Il s’agit d’une jeunesse qui a un sens de l’humour très développé, qui rejette la violence, mais qui ne se laisse pas impressionner par celle-ci » [17].
Un pouvoir conforté… ou ébranlé ?
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Un tel mouvement représente beaucoup plus qu’une révolte des seuls enfants de l’ancienne bourgeoisie. Mais pour autant pas de quoi ébranler vraiment le pouvoir…
Persuadé de la faiblesse de l’opposition politique, et plus encore de sa popularité dans la Turquie profonde, Recep Tayyip Erdoğan a maintenu une position intransigeante face au mouvement.
Une intransigeance correspondant à la psychologie du personnage, mais aussi à sa volonté de s’affirmer en « patron » dans la perspective des échéances électorales municipales et surtout présidentielles de 2014. Des poids lourds de l’AKP ont préconisé le dialogue avec les manifestants, dont le vice-Premier ministre Bulent Arinç, et surtout le Président de la République Abdullah Gül lui-même. Or ce dernier pourrait être un rival dangereux pour Erdogan s’il venait défier son compagnon pour la prochaine présidentielle. Il pourrait rallier à lui une très grande partie de l’opinion inquiète des dérives autoritaires ou conservatrices de « Tayyip ». Et l’influent Mouvement Gülen, à commencer par son leader turco-américain Fethullah Gülen, a semblé se distancier du Premier ministre.
L’intransigeance d’Erdoğan n’a pas seulement pour but d’intimider les manifestants mais aussi de resserrer les rangs islamistes, en bipolarisant la situation. Pour cela, il évoque, bien sûr, la morale islamique, mais beaucoup plus encore « l’Ordre contre la chienlit », et « la Nation contre les complots étrangers » – des rhétoriques traditionnelles en Turquie. Il veut mobiliser sa base avec des accents populistes contre les traitres et l’ancienne bourgeoisie. Et n’hésite pas à dire à ses partisans qu’il faut « donner une leçon » aux dirigeants de la banque qui sont du côté du « vandalisme » [18]. Ces diatribes annoncent une répression forte contre les protestataires, et le durcissement du régime.
Manière de faire efficace à court terme, et réduisant sans doute pour le moment le danger de dissidence libérale interne à l’AKP. Mais ce positionnement peut s’avérer dangereux à moyen terme, si le calme ne revient pas malgré la répression, et surtout si la monnaie dérape, si le tourisme flanche, si les relations avec l’Europe se dégradent au point d’affecter l’économie et d’inquiéter tout ou partie des électeurs néo-bourgeois d’Erdoğan.
Une alternance politique impossible ?
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Il faut cependant se demander pourquoi Erdoğan – s’il parvient à empêcher d’éventuelle dissidences dans son propre camp – se sent si peu menacé par une alternance politique.
Le rejet d’Erdoğan par une partie de la Turquie pourrait-il favoriser le retour du CHP ? Nous sommes dans une situation du type de celle de la France en juin 1968 : le « parti d’alternance » du système n’est pas en situation de s’imposer. Certes l’opposition parlementaire a soutenu plus ou moins le mouvement. Le CHP, pourtant par ailleurs favorable au projet de destruction du parc Gezi, a critiqué le gouvernement. La dissidence de gauche du CHP, le Parti démocratique de gauche (PSD), s’est engagée plus franchement. Mais le CHP n’est guère en mesure d’incarner une alternative. Après la démission en 2010 de son ancien leader Deniz Baykal, piégé dans une affaire de mœurs, il n’a pas vraiment opéré la « rénovation » promise par le nouveau secrétaire général Kemal Kılıçdaroğlu. La grande majorité des jeunes contestataires se méfie de son nationalisme, de son conservatisme, de son ultralibéralisme économique. Tandis que les plus vieux n’ont pas oublié sa collusion avec les militaires.
Si les militants de la gauche ont activement participé au mouvement Gezi, ses petits partis, comme le Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP), les trotskystes du Parti révolutionnaire socialiste des travailleurs (DSIP) ou les Verts et la gauche de l’avenir (Yeşiller), restent relativement marginaux et divisés. Au-delà de programmes et slogans anticapitalistes ou écologistes souvent abstraits, ils n’ont pas (encore ?) réussi à rallier des franges significatives de l’opinion. A noter aussi l’activité des nationalistes « de gauche » du Parti des travailleurs (İşçi Partisi). En dehors de cette gauche plus ou moins radicale mais démocratique, il faut aussi prendre en considération l’activisme des groupes « marxistes-léninistes », très sectaires, mais implantés dans certains quartiers populaires, et principalement composés d’Alévis kurdes ou turcs. Ceux-ci sont évidemment mis en exergue par le pouvoir pour accréditer l’idée d’un complot « terroriste ».
Autre facteur fondamental, y compris sur le plan électoral, au Kurdistan mais aussi dans certains quartiers d’Istanbul et Ankara : les Kurdes. Nous avons déjà souligné la prudence du mouvement kurde. Bien sûr, à Istanbul et Ankara, des kurdes dont des sympathisants ou militants du Parti légal BDP ont participé aux manifestations. Mais les régions kurdes de l’Est sont restées plutôt calmes. Le PKK a été prudent dans ses déclarations, y compris celles de son chef emprisonné Abdullah Öcalan, ne voulant pas affronter Erdoğan alors que des négociations sont en cours pour mettre fin à la guérilla.
L’aile marchante de la contestation, les mouvements culturels, les associations, la gauche syndicale, les partisans de la séparation de la religion et de l’Etat, demeurent sans représentation politique. Les syndicats progressistes (actifs mais minoritaires) ont soutenu le mouvement : les confédérations DISK (secteur privé), KESK (secteur public) et les syndicats de médecins, dentistes, ingénieurs et architectes [19]. Mais la grève de protestation qu’ils ont organisée le 17 juin n’a pas fait recette.
Pendant le mouvement lui-même, la coordination Occupy Gezi a eu des difficultés à s’exprimer de manière politiquement unifiée. Le pouvoir en a profité en sélectionnant des « interlocuteurs » dont la représentativité a été contestée – avant de tenter de les ridiculiser en rejetant ostensiblement leurs demandes, provoquant leur refus de quitter le parc, pour ensuite les frapper très fort et mettre en scène sa « victoire ».
Pendant la quinzaine de jours de manifestations, le mouvement n’a évidement pas pu offrir une alternative. Et bien entendu, les mots d’ordre appelant à la démission immédiate du Premier ministre, voire au changement de régime, n’ont eu aucune pertinence politique immédiate. Le pouvoir en Turquie de 2013 n’a rien à voir avec la Tunisie ou l’Egypte de 2011. Ni Erdogan avec Ben Ali ou Moubarak.
Faire émerger de nouvelles organisations politiques
- Manifestations à Taksim, Istambul #OccupyGezi
- Photo : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013
Du coup, le pouvoir se croit, une fois l’orage passé, tranquille. Et le vice-Premier ministre Huseyin Celikv d’affirmer : « J’espère que nous pourrons oublier tout ça, comme un mauvais rêve ou un cauchemar. » [20]. C’est évidemment passer un peu vite sur un mouvement de pareille ampleur, sur les rêves de mieux vivre et de liberté, exprimées à Gezi et dans les rues.
Une répression conduite avec la violence que les généraux et leurs alliés civils kémalistes faisait subir aux contestataires dans les années 1970 et 80 pourrait peut être, comme alors, briser cette contestation. Le risque est réel. La situation d’aujourd’hui n’est pas celle de l’époque : à trop réprimer, le régime AKP pourrait perdre des soutiens, y compris dans les couches moyennes musulmanes, et ébranler son « miracle économique ». Dès lors la marche triomphale d’Erdogan, comme nouveau « sultan magnifique », est remise en cause.
L’avenir dépend aussi de la capacité des progressistes turcs, de cette « société civile » vivante et énergique de faire émerger un nouveau pôle alternatif démocratique et social, de nouvelles organisations qui sortent des cadres anciens, et se démarquent des nostalgiques vieux nationalismes et laïcismes autoritaires, qui puissent, par exemple lors des prochaines échéances municipales, proposer localement un autre monde possible. Cela n’est pas facile, et pas seulement à cause de la police et des juges… Mais quelque chose à commencé dans le parc de la promenade.
Bernard Dreano est membre du Centre d’études et d’initiatives de solidarité internationale (CEDETIM) et de l’Assemblée européennes des citoyens (Helsinki Citizens’ Assembly France), associations membre du Réseau Initiatives pour un autre monde (IPAM)
Photos : CC BY-NC 3.0 Barbaros Kayan, Istanbul, juin 2013 (Source).