Six lettres, chacune longue de quelques centimètres, écrites sur sa peau nue – c’était la contribution de Madonna à la guerre des cultures en Turquie. Tous ceux qui ont vu les mots « No Fear (Même pas peur !) » écrits sur son dos lors de son concert le 7 juin à Istanbul ont compris son message qui était d’encourager les Turcs à ne pas avoir peur des ennemis de la liberté, des patriarches, des philistins et de la police des mœurs. La chanteuse a aussi montré l’un de ses seins sur scène, apparemment en geste de solidarité.
Durant des semaines, des milliers de femmes ont protesté contre le gouvernement du Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan, 58 ans, après qu’il ait déclaré son intention de réprimer plus sévèrement les avortements et les césariennes. Depuis, un débat a commencé sur le rôle des femmes en Turquie– mais ce n’est pas la première fois.
« Je ne crois pas en l’égalité »
Il est difficile de dire quand exactement Erdoğan a définitivement coupé les ponts avec les mouvements féministes.
En 2008, il a fait un discours dans la cité provinciale d’Usak afin de commémorer la journée internationale de la Femme, dans lequel il avisait ses « chères sœurs » d’avoir au moins trois, de préférence cinq, enfants. Après le discours, un quotidien turc a suggéré que peut-être Erdoğan aimerait voir la journée internationale de la femme rebaptisée « journée internationale des naissances ».
En 2010, il avait invité les représentants des organisations de femmes au Palais de Dolmabahçe à Istanbul et avait avoué : « Je ne crois pas en l’égalité entre hommes et femmes ».
Un an plus tard, pour la journée internationale de la femme en 2011, Erdoğan s’est exprimé à propos de la violence faite aux les femmes et les statistiques affirmant que les prétendus crimes d’honneur avaient augmenté de 14 fois en Turquie de 2002 à 2009. Mais ce n’était, a-t-il dit, dû qu’au fait que plus de meurtres avaient été signalés, et qu’il n’y avait, en somme, que très peu d’actes de violences envers les femmes.
Une famme de l’audience se dit « sceptique ». Le discours d’Erdoğan était « purement et simplement misogyne » et « une intolérable mise en scène », a-t-elle ajouté.
Profondément conservateur
Il n’y a aucun doute sur le fait que le premier ministre turc est un homme profondément conservateur. Sa vision des femmes est traditionnelle et ses notions à propos de la politique familiale sont patriarcales. Le taux d’emploi des femmes en Turquie est actuellement de 29%, c’est-à-dire le plus bas parmi les 34 pays membres de l’Organisation pour la Coopération et le Développement Économique (OCDE).
Les Turcs, qui ont réélu Erdoğan pour la troisième fois l’année dernière, savaient dans quoi ils se laissaient embarquer. N’était-ce pas Erdoğan qui, lorsqu’il était maire d’Istanbul en 1994, avait dit à une employée que les femmes ne devraient pas être autorisées à entrer dans les cercles les plus réservés de la direction politique parce que cela était « contre la nature humaine » ?
Qu’un politicien rejette l’autodétermination des femmes et la considère comme « de la propagande féministe » est courant en Turquie, et il jouit du soutien d’une large partie des électeurs, et pas seulement parmi les musulmans conservateurs. Cependant, la Turquie reste encore le pays le plus moderne parmi les nations à majorité musulmane. Depuis qu’Erdoğan est arrivé au pouvoir, le PIB du pays a augmenté de plus de moitié, et le revenu per-capita de plus d’un tiers. De plus c’est un pays qui est devenu un moteur de croissance et une puissance régionale – et tout cela depuis qu’un islamiste soi-disant modéré a pris le pouvoir en mars 2003.
Il y une époque où de nombreux libéraux turcs avaient fait un pacte avec Erdoğan, parce qu’ils avaient un ennemi commun : l’établissement fossilisé que constitue l’armée, le système judiciaire et la bureaucratie gouvernementale. En réponse à leur soutien, Erdoğan avait promis de respecter le mode de vie libéral.
Les structures sociales changent
Or aujourd’hui, il y a des signes qui montrent que le premier ministre n’a pas tenu ses promesses. « İl ne s’agit pas pour Erdoğan de transformer la Turquie en une théocratie » explique la sociologue Binnaz Toprak. « İl s’agit plutôt de ce que les américains appellent de l’ingénierie sociale, la modification des structures sociales. »
Prenons par l’exemple, l’éducation. « Nous allons élever une génération religieuse », a dit le premier ministre au printemps alors que son gouvernement approuvait une nouvelle réforme de l’éducation. Il élève la durée de l’enseignement obligatoire de 8 à 12 ans, mais cette réforme n’a l’air progressiste qu’au premier abord. Grâce à cette réforme, les parents peuvent envoyer leurs enfants dans des établissements d’enseignement professionnels après la quatrième année d’enseignement seulement, ces établissements comprenant également les écoles religieuses dites Imam Hatip. En fait, les 4 dernières années d’enseignement obligatoire pourront même être complétées sous la forme de cours par correspondance.
La « génération religieuse » d’ Erdoğan peut d’ores et déjà se réjouir d’une infrastructure de la foi aujourd’hui bien établie. Son parti, l’AKP, a transformé la Présidence des Affaires Religieuses, le Diyanet, en une énorme agence. Son budget de 1,3 milliards d’euros ($1.6 billion) est plus important que les budgets combinés des ministères de l’Union Européenne, des affaires étrangères, et de l’énergie et du développement de la Turquie .
Actuellement en Turquie on compte une mosquée pour 350 personnes et un hôpital pour 60,000 personnes.
« Une arrogance despotique »
Prenons l’art comme autre exemple. Fin avril, Erdoğan a réalisé un autre de ces coups d’éclats médiatique, cette fois-ci il s’est acharné contre « l’arrogance despotique » des intellectuels. « Qu’est-ce qui vous donne le droit d’exprimer une opinion sur toute chose et sur toute personne ? Avez-vous un monopole sur le théâtre dans ce pays ? Est-ce l’Art votre monopole ? Cette époque est révolue. »
Les acteurs ont manifesté contre l’ordre d’annuler une pièce prévu dans le planning saisonnier d’un théâtre que les autorités jugeaient « trop vulgaire ». Erdoğan a ensuite annoncé que tous les théâtres d’État seraient privatisés.
Le premier ministre avait déjà des comptes à régler avec les acteurs. Sa fille Sümeyye s’était embrouillée avec un acteur en avril 2011, après que l’homme lui ai fait un clin d’œil de la scène et ai imité la façon dont elle mâchait son chewing-gum. La fille d’Erdoğan était sortie comme une furie du théâtre pour aller directement se plaindre à son père. L’acteur fut par la suite assigné à comparaitre.
Le traitement autoritaire que fait subir Erdoğan aux artistes a presque une connotation sultanesque, à tel point qu’un seul mot de travers peut faire disparaitre un artiste.
Règlements de comptes
« Il est devenu de plus en plus difficile de penser et vivre comme bon nous semble en Turquie », déclare le pianiste de renommée internationale Fazil Say. « La Turquie devient de plus en plus religieuse », affirme l’auteur Nedim Gürsel. « Cette politique mène le pays vers le totalitarisme », dit le sculpteur Mehmet Aksoy, dont la sculpture « la statue de l’Humanité », dédiée à la paix entre turcs et arméniens, fut démolie parce que le premier ministre ne l’aimait pas.
Le gouvernement règle aussi des comptes avec le pianiste Say. Un athée auto déclaré, qui a cité un vers d’un poème du poète perse médiéval Omar Khayyam dans un de ces tweets : « Tu as dis que le vin coulerait de ses rivières. Est-ce que le paradis est un bar ? Tu as dis qu’il y aurait deux femmes par croyant. Est-ce que le paradis est un bordel ? »
Le pianiste fut finalement poursuivi pour « insulte aux valeurs religieuses ». Cela ne m’a pas surpris, dit Say. En fait, ajoute-t-il, rien ne le surprend désormais dans un pays où le premier ministre, Erdoğan, a voulu, à un moment, abolir la danse classique.
Détourner l’attention
Et maintenant le premier ministre s’est emparé du débat sur l’avortement. C’était inattendu, étant donné que l’avortement n’avait pas été un sujet de débat public important jusqu’à de moment. La loi relativement libérale qui autorise l’avortement jusqu’à la 10e semaine de grossesse ne choquait personne, même pas les universitaires islamistes. Le premier ministre n’aurait pas dû agir comme s’il était le « gardien du vagin », protestèrent en hurlant des manifestantes en colère.
Qu’est-ce qui a poussé Erdoğan à s’attaquer à l’avortement ? Était-ce pour détourner l’attention de ce qui est peut-être le plus gros scandale depuis son arrivée au pouvoir ? En décembre, l’armée de l’air turque a tué 34 civils innocents lors d’une attaque sur des combattants présumés de l’organisation séparatiste kurde du PKK. Un certain nombre de médias ont prétendu que le massacre, qui s’était déroulé dans la ville d’Uludere, n’avait jamais eu lieu.
Lorsque les détracteurs d’ Erdoğan lui ont reproché les attaques aériennes, le premier ministre s’est défendu à sa manière, déclarant : « Vous parlez toujours d’Uludere. Chaque avortement est semblable à un Uludere. » Mais nombreux sont ceux qui lui rétorqueront qu’une interruption de grossesse ne peut être comparée à la mort de 34 kurdes.