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Turquie - “Les tenants de l’islam politique sont obsédés par le corps des femmes”

mercredi 12 juin 2013, par Gaëlle Rolin

L’AKP, Recep Tayyip Erdogan et les événements de la place Taksim vus par Mahan Doğrusöz, militante féministe à Istanbul

Mahan Doğrusöz a 43 ans. Psychologue de formation, elle est une féministe stambouliote convaincue. Pour elle, les événements de la place Taksim sont une véritable révolution. Comme les manifestants, elle dénonce les manœuvres d’Erdogan pour rompre avec la République laïque. Et rogner insidieusement sur les acquis des femmes. Interview.

Le figaro.fr/madame. - Peut-on parler de régression pour les droits des femmes ces dernières années en Turquie ?

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Manifestation de femmes à Istanbul en juin 2012, pour le droit à l’avortement.
AFP

Mahan Doğrusöz. - Ce que nos dirigeants nomment « islam modéré », c’est pour moi l’islam politique. Il contrôle non seulement la sphère publique, mais aussi la vie privée de gens. Chaque loi votée par le gouvernement sert les objectifs de la montée de cet islam politique. Dans ce sens, la laïcité a été sérieusement égratignée. Depuis 1923, la Turquie est une République laïque qui garantit la protection à tous ses citoyens, sans distinction de sexe ni de religion. Des femmes comme moi ou celles de ma famille ont profité de cette liberté pour être éduquées dans un contexte laïc, pour voyager seules, pour travailler… Je constate que les femmes d’aujourd’hui ont peur de vivre dans un pays de plus en plus islamisé. Sachant que toutes les religions monothéistes sont patriarcales, ce n’est pas une surprise de constater que l’islamisation menace sérieusement le statut de la femme.

« Le taux d’emploi des Turques est le plus bas des pays de l’OCDE »

Quelles formes cette islamisation prend-elle dans le quotidien des femmes turques ?
Depuis la réforme de l’éducation, il n’y a plus huit années consécutives d’école obligatoire, mais douze divisées en trois tranches de quatre ans. Sachant que les parents sont autorisés à retirer les enfants de l’école au bout des huit premières années - sous condition de déclarer assurer une éducation à la maison -, pas besoin d’être très intelligent pour deviner que davantage de filles que de garçons sont retirées plus tôt des classes, surtout dans les campagnes. Dans le même temps, de plus en plus d’écoles religieuses ouvrent, tandis que la qualité et le nombre des structures laïques diminuent. D’ailleurs, ces dix dernières années, le taux d’emploi des femmes turques a dégringolé, jusqu’à devenir le plus bas des pays de l’OCDE.

Sous couvert de discrimination positive, le gouvernement crée aussi de la ségrégation. Par exemple, un hôpital pour femmes a été ouvert récemment à Istanbul par les figures de proue de l’AKP. Il n’emploie que des femmes parmi ses médecins et ses infirmières et ne soigne que les femmes.

Quelle est la position du gouvernement sur l’avortement ?

Les prises de position du parti d’Erdoğan sur l’avortement sont claires. Le maire d’Ankara déclarait récemment qu’il serait plus sage pour une femme violée de se suicider que d’avoir recours à l’IVG. Et le Premier ministre répète à l’envi que chaque femme turque devrait porter au moins trois enfants. Mais ses tentatives pour interdire l’avortement ont rencontré la colère de milliers de femmes, qui sont descendues dans les rues en juin 2012 et l’ont forcé à faire marche arrière.

“Un sentiment de honte”

Le voile prend-il de plus en plus de place dans l’espace public ?

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Des femmes manifestant à Ankara contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan, le 3 juin.
Reuters

L’AKP fait la promotion du voile dès l’école primaire, et au sein des institutions gouvernementales. Le gouvernement est déterminé à multiplier dans l’espace public le nombre d’avocates, de juges ou de physiciennes voilées, en signe de victoire de l’islam politique. J’ai peur qu’un nombre grandissant de femmes comme moi, qui aiment s’habiller, ne le fassent désormais avec un sentiment de honte. J’ai demandé l’été dernier à une femme voilée des pieds à la tête si elle n’avait pas trop chaud. Elle m’a répliqué que je brûlerais en enfer, pendant qu’elle, rirait bien de moi… J’ai peur que cette mentalité progresse. Car s’il existe un grand nombre d’intellectuelles, d’artistes ou de femmes d’entreprise turques influentes qui combattent la vision de la femme selon l’AKP, elles sont peu mises en avant, car les médias de masse sont aux mains des gouvernants.

« Ils souhaitent rendre la féminité invisible »

Il y a quelques semaines, Turkish Airlines interdisait le rouge à lèvres vif pour ses hôtesses, avant de se rétracter. Qu’est-ce que cela signifie selon vous ?

Les tenants de cet islam politique sont obsédés par le corps des femmes. Ils souhaitent rendre la féminité invisible. Ils veulent créer des modèles féminins dépourvus de sexualité. Le corps des femmes, leur capacité à faire des enfants, tout cela doit être sous leur contrôle. L’interdiction du rouge à lèvres, c’est un début. Le rouge à lèvres vif et ses connotations érotiques, c’est une menace, pour leurs mentalités misogynes. Alors, oui, ils ont finalement plié… Mais là encore, c’est une stratégie. Ils ont essayé et se sont rendu compte que la société turque n’était pas encore prête pour ça. Mais je suis persuadée qu’ils recommenceront.

“Une tension entre les sexes”

La violence contre les femmes a explosé ces dernières années en Turquie. Comment l’expliquer ?

Selon les statistiques de la plateforme « We will stop the murders of women », les meurtres de femmes ont augmenté de 1 400 % depuis 2003. Près de 42 % des Turques, selon des chiffres de 2009, ont déjà été agressées, sexuellement ou physiquement. Elles se sentent aujourd’hui plus légitimes à se lever pour leurs droits, pour gagner de l’argent, le dépenser comme bon leur semble sans le contrôle de leur mari, demander le divorce si elles ne sont plus heureuses... Mais dans le même temps, les rôles traditionnels, dans les manuels scolaires, par exemple, ont été renforcés depuis que l’AKP est au pouvoir. Un grand nombre d’hommes vivent donc sous la menace de perdre leur autorité sur leurs femmes. Cette situation créé une tension entre les sexes. Les statistiques de la plateforme montrent que sur la première moitié de 2012, 34 % des femmes qui ont été tuées l’ont été par des maris ou des ex-maris parce qu’elles avaient demandé le divorce ; 92 % des femmes qui ont été confrontées à cette violence domestique n’ont pas appelé les institutions à l’aide.

« Les meurtres de femmes ont augmenté de 1 400 % depuis 2003 »

Certaines ont été assassinées alors même qu’elles avaient quitté le domicile conjugal et que leur mari avait été jugé. Cela donne l’impression aux femmes qu’elles ne peuvent pas échapper à la violence d’un homme déshonoré.

Que faut-il pour que les choses changent ? Que l’AKP quitte le pouvoir ?

Nous devons faire tout ce que nous pouvons pour stopper l’islam politique. Nous devons lutter dans les universités, dans la société civile, au Parlement… Le soulèvement actuel dans le pays, qui draine hommes et femmes, jeunes et vieux, pauvres et riches, engagés ou non politiquement, montre que le peuple a la capacité et le courage de rejeter le totalitarisme rampant d’Erdoğan. Les Turcs sont prêts à se battre pour la laïcité, la liberté et la démocratie, qui ont contribué à la République. Nous savons aujourd’hui que nous pouvons être plus visionnaires et plus forts que nos chefs !

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Sources

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